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cours d’eau. Si une fois les grandes maisons lyonnaises en prennent leur parti, il est difficile qu’elles n’entraînent pas toutes les autres. Des essais ont été faits avec bonheur pour les étoffes les plus simples, qui exigent peu d’habileté de main-d’œuvre, et notamment pour les crêpes. Il y a donc là une question à examiner, car on ne connaîtrait pas la situation vraie des ouvrières, si on ne tenait point compte de la possibilité d’une transformation aussi radicale.

Il est à peine nécessaire de dire quelle est la cause qui fait présager la transformation prochaine de la fabrique lyonnaise en manufacture. On a calculé que quatre ouvriers aidés par un moteur mécanique font la besogne de douze. En mettant pour le prix d’achat, l’alimentation ou l’entretien d’une machine hydraulique, une somme équivalente au salaire de deux ouvriers, on dépasse certainement le chiffre des frais, et on a encore une économie nette de moitié sur la main-d’œuvre du tissage. Peu importe que ces chiffres soient contestés : il suffit que l’économie soit certaine et considérable. Or, dès qu’un fabricant réalisera une économie de moitié sur la main-d’œuvre, il abaissera ses prix de manière à accaparer le marché, et ses concurrens seront forcés de l’imiter ou de se retirer. On ne peut ni recourir à des prohibitions, puisque les prohibitions sont effacées de notre code commercial, ni protéger la fabrique française au moyen d’un droit, puisqu’il s’agit surtout de l’exportation et que le marché national n’écoule que la moindre partie de nos produits[1], ni surtout renoncer à une branche d’industrie jusqu’ici florissante, et qui nous donne à la fois de l’argent, du travail et de la gloire. Pourquoi ne reconnaîtrions-nous pas de bonne grâce que ces conclusions sont d’une évidence irrésistible, les prémisses étant données, et que, s’il est une fois établi que la fabrique étrangère peut fournir des produits aussi parfaits que les nôtres à des prix inférieurs, il faudra se hâter de lui emprunter ses moyens de fabrication ?

Cependant voici un fait bien digne aussi d’attention. Il y a déjà longtemps que les fabricans anglais appliquent le système des manufactures à l’industrie de la soie, ce qui n’empêche pas Lyon, et en général toute la fabrique française, de s’en tenir à l’ancienne méthode, et de garder néanmoins son rang sur le marché. Quelle est la cause de ce phénomène?

S’il ne s’agissait que d’une simple hésitation, d’un retard, rien ne serait plus facile à expliquer. La place de Lyon a deux caractères qui lui sont propres : une extrême prudence, une extrême solidité. Les négocians ont résisté jusqu’ici à la tentation d’augmenter leurs

  1. L’Autriche, la Suisse, le Zollverein et l’Angleterre produisent ensemble des tissus de soie pour une somme que M. Louis Reybaud évalue à 469 millions de francs, tandis que la France en produit à elle seule pour 532 millions.