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féré par l’article 7 de la loi, d’étendre les prohibitions. Il en résulte que le travail des enfans n’est protégé que par la loi sur les contrats d’apprentissage et par la coutume locale, qui peut être impunément enfreinte, et qui l’est tous les jours. Cette infraction est d’autant plus regrettable que la plupart des enfans employés dans la fabrique lyonnaise ne sont pas de Lyon, et qu’il ne s’agit pas ici de ces ateliers où l’apprenti travaille à la journée et se tient pendant un temps déterminé à la disposition d’un ouvrier ou d’un contremaître, leur servant quelquefois d’auxiliaire et trop souvent de commissionnaire. Dans un atelier de tissage où chacun a son métier, l’apprenti aussi bien que le compagnon, et où tout le monde est tâcheron, les avantages du contrat sont pour le maître en raison directe du travail qu’il obtient de son apprenti, de sorte qu’il a intérêt non-seulement à le faire travailler longtemps, mais à le faire travailler énergiquement. La loi manque donc précisément là où elle eût été très nécessaire. Quand on se promène le soir dans les rues tortueuses de la Croix-Rousse, et qu’on voit dans les étages supérieurs ces fenêtres éclairées derrière lesquelles retentit sourdement le bruit de la barre, on a le cœur serré en pensant à ces pauvres filles qui sont là depuis six heures du matin, pauvrement vêtues, à peine nourries, lançant et relançant la navette sans repos ni trêve, courbées sur cette barre trop pesante pour leurs jeunes bras, la poitrine fatiguée par leur attitude, ne respirant plus le grand air, l’air du dehors, l’air de la campagne, si nécessaire à leur développement. Où vont-elles en sortant de là dans la nuit noire? Trouvent-elles au moins la solitude dans l’asile qui les reçoit? N’obéissent-elles pas à cet instinct de la nature, si vif dans la jeunesse, et qui devient si impérieux après de longues journées d’un travail incessant, à l’instinct qui nous pousse à chercher une diversion? Et dans cette absence de bons conseils, de bons exemples, ne demandent-elles pas cette diversion à la débauche, comme beaucoup d’hommes, dans une situation moins triste, demandent l’oubli à l’ivresse[1]?

Quoique le métier de couturière et même celui de modiste ne soient guère lucratifs, les familles lyonnaises hésitent depuis longtemps à faire entrer leurs filles dans la fabrique. On a été obligé de chercher au loin des apprenties. Quand la banlieue n’en a plus fourni, on est allé jusqu’en Dauphiné, jusqu’en Provence, jusqu’en Auvergne. Avec le temps, les pères de famille ont pris des scrupules. Ils se sont demandé ce que deviendraient leurs enfans dans cette grande ville Ils ont remarqué que les jeunes ouvrières trou-

  1. En général, les ouvriers de Lyon ne sont pas adonnés à l’ivrognerie. M. Villermé, qui a étudié de très près les ouvriers de Lyon en 1835, et qui les a observés dans les cabarets et dans les cafés, déclare n’avoir rencontré qu’un seul homme ivre.