Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 25.djvu/937

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

cent la nouvelle pièce sur le métier, peuvent en placer deux par jour, et gagnent pour chaque pièce 1 franc 50 centimes. Les remetteuses sont encore plus favorisées; ce sont elles qui changent la disposition du métier, quand la nouvelle chaîne est formée de plus de fils que la précédente. On leur paie 5 centimes par portée, ce qui peut leur faire des journées de 4 francs, et même plus. Une bonne remetteuse est très recherchée, parce que le tisseur a les bras croisés pendant qu’elle travaille, et qu’il a par conséquent intérêt à obtenir les services d’une remetteuse habile, et à l’avoir sous la main quand il en a besoin. Comme ces ouvrières passent leur vie à courir d’atelier en atelier, ce sont ordinairement des femmes d’un certain âge. On va les chercher chez elles, on les nourrit dans la maison où elles travaillent, et ordinairement on leur fait un petit régal. Le soir, on les reconduit en famille. Ce sont les fêtes de l’atelier.

Dans tous ces calculs, nous n’avons tenu aucun compte des trois fléaux qui rendent la position de l’ouvrier si précaire : le chômage, la maladie et la vieillesse. Même quand le commerce est florissant et la fabrique en pleine activité, l’ouvrier n’est jamais à l’abri du chômage. Il y a des corps d’état où il est en quelque sorte chronique. Les remetteuses, dont le salaire est très élevé, chôment en général trois jours par semaine; elles n’ont presque plus d’ouvrage dès que le commerce se ralentit. On comprend qu’il en soit de même des liseuses et de toutes les professions qui tiennent aux variations de la mode. Les tisseurs ont plus de fixité, sans pouvoir cependant être sûrs du lendemain. Tantôt, en arrivant à l’atelier, on apprend que le maître n’a pas de commande, tantôt c’est une pièce d’un nouveau dessin qu’il faut monter, et la remetteuse n’est pas prête. On perd un temps incalculable en courses dans les ateliers, si l’on est simple ouvrier, et chez les patrons, si l’on est maître. Les Anglais disent proverbialement que le temps c’est de l’argent; il faut changer cela pour les ouvriers : pour eux, le temps est du pain. Pendant qu’une malheureuse femme va d’atelier en atelier, demandant du travail sans en trouver, l’heure du repas arrive bien vite. Comment montera-t-elle les mains vides ce long escalier au bout duquel l’attendent ses enfans, déjà exténués par les privations? S’il y a un malade dans le grenier, comment aura-t-elle une drogue chez le pharmacien, un peu de viande pour faire un bouillon, une couverture pour remplacer le feu?

De temps en temps il survient dans les régions élevées du commerce une de ces crises que signalent tant de sinistres à la Bourse. Tout le monde est frappé, mais c’est dans l’industrie surtout que le contre-coup est terrible. Du jour au lendemain, les fabricans arrêtent leurs commandes. Aussitôt tous les ateliers se vident, la pous-