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dépendance; il n’a ni famille ni intérieur. Il rentre dans un garni après treize heures de travail; s’il ne gagne pas assez pour partager l’ordinaire du maître, il se nourrit mal dans un cabaret. Une vie sans foyer est presque fatalement une vie de désordre, car l’économie n’est conseillée au célibataire que par la raison, tandis que c’est le cœur qui la conseille au père de famille. Dans un temps qui n’est pas encore très éloigné de nous, le compagnon s’attachait à la famille du maître, et trouvait dans ces rapports un adoucissement à sa solitude; mais peu à peu un abîme s’est creusé entre ces deux ouvriers, dont l’un n’a que ses bras, tandis que l’autre a un établissement et un capital. Les compagnons sont devenus nomades, courant d’atelier en atelier, faisant leur tâche à côté du maître pendant tout le jour, sans le prendre pour confident, sans lui donner et sans lui demander de l’affection, de jour en jour moins honnêtes, moins réfléchis et moins à l’abri d’une vieillesse malheureuse.

L’apprentissage se fait dans de mauvaises conditions. Il est d’usage que l’apprenti abandonne au maître le produit de son travail pendant quatre années, contrat onéreux qui met l’enfant à la charge du père de famille dans un âge où il a déjà toute sa vigueur. Il en résulte que le métier de tisseur ne peut être appris par la partie la plus pauvre de la population, et que les ouvriers aisés, épuisés par les sacrifices que ces quatre années leur imposent, ne peuvent plus songer à exonérer leurs enfans du service militaire. On a peine à se rendre compte d’une exigence aussi disproportionnée, car le métier de tisseur s’apprend en six mois. Les pères de famille rachètent, quand ils le peuvent, une portion de ces quatre années d’esclavage par une somme qui s’élève quelquefois à 500 francs. Voilà en gros quelle est la situation du maître, du compagnon et de l’apprenti. Tout ce que nous venons de dire s’applique également aux hommes et aux femmes; mais il y a des différences nécessaires, et qu’il faut maintenant examiner.


II.

Constatons d’abord un fait très important à l’honneur de l’industrie lyonnaise, c’est que l’ouvraison est payée à tant le mètre, sans aucune différence pour les hommes et pour les femmes. Il n’en résulte pas que la moyenne du salaire soit la même pour les deux sexes, car si la moyenne pour un homme s’élève, par exemple, à 2 francs 50 centimes, elle n’atteint pas 1 franc 75 centimes pour une femme. La raison en est toute simple : il faut plus d’adresse et d’agilité que de force pour conduire un métier ordinaire ; mais il faut plus de force que n’en possède ordinairement une femme pour faire mouvoir les métiers qui tissent des pièces de grande largeur,.