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d’écoulement pour obtenir des herbages aussi fins que ceux de la Normandie, qui recouvrent comme ici des terrains tourbeux. On n’aperçoit au contraire que des marécages où la plus vigoureuse végétation ne produit que des roseaux gigantesques et des plantes d’un usage impossible; on fauche seulement les prés secs appuyés aux flancs des coteaux, et qui ne peuvent donner une seconde récolte. Les prairies naturelles, celles du fond des vallées, ne servent absolument qu’au pâturage libre. Pour se faire une idée de la rusticité et de la sobriété du bétail à cornes, il faut voir quelle négligence on apporte dans l’abri et la nourriture de ces animaux. On trouve des centaines de bœufs enfermés dans une espèce de parc autour duquel n’existe pas toujours un mauvais abri en paille ou en roseaux. Ils passent ainsi l’hiver jour et nuit exposés au vent. On leur distribue pour toute ration une maigre prébende de paille de seigle ou de sarrasin. La nature les protège, il est vrai, contre le froid par une fourrure plus abondante que dans nos climats. Si le dégel arrive, c’est un aspect plus triste encore; les animaux stationnent dans une eau putride et dévorent la litière qu’on leur a donnée au commencement de l’hiver. Aussi n’est-il pas rare de voir toute une étable, attaquée de maladies inflammatoires, succomber à des accidens dont leurs maîtres s’étonnent beaucoup de ne pas deviner la cause.

L’entretien des vaches n’est ni plus humain ni plus intelligent : on les voit errer dans les cours et dans les rues des villages, fouiller dans les tas de fumier et ronger les branchages secs qui forment les clôtures des habitations. Aucun pansage, aucune précaution pour les garantir du froid ; elles couchent, comme les bœufs, à la belle étoile, quelque temps qu’il fasse. Un animal qui reçoit à peine une alimentation suffisante pour vivre ne peut donner un excédant de sécrétion laiteuse, car, on l’a souvent répété, une vache laitière est comme un coffre d’où l’on ne peut retirer que ce qu’on y a placé. Aussi l’industrie des produits lactifères est-elle extrêmement réduite, et le beurre se vend plus cher dans les campagnes russes que dans les plus grandes villes de France. On donne pour raison de cette cherté que la race ukrainienne n’est pas bonne laitière; mais la meilleure vache du Yorkshire, soumise à une semblable ration, ne donnerait pas plus de lait. Le peuple petit-russien est imbu d’un singulier préjugé, qui toutefois a pour objet la multiplication de l’espèce bovine : c’est qu’il ne faut jamais sevrer un veau, parce que la mère ne consent à donner un peu de lait qu’à la condition que son rejeton en boira la moitié. Quelque absurde que paraisse cette opinion, elle est universellement acceptée, et l’on n’abat des veaux que par accident. C’est sans doute un préjugé religieux particulier aux races des pasteurs nomades; il y a deux siècles, on condamnait à mort qui-