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village. On ne trouve de pompes que dans un petit nombre de grands domaines. Un règlement de police qui prescrirait l’emploi de quelques mesures destinées à prévenir les incendies rendrait assurément de grands services aux populations rurales.

Le meilleur observateur de l’antiquité, Hippocrate, soumet les qualités physiques et morales de l’homme à l’action du milieu où il vit. Le peuple de la Petite-Russie se ressent des influences tempérées du sol qu’il habite ; il ne fait pas preuve de grandes vertus, mais les crimes sont très rares. Le paysan est adroit, intelligent, soumis, il aime ses frères, c’est ainsi qu’il appelle tous ses semblables ; les vieillards sont traités de pères ou de mères, les jeunes filles de sœurs, et ces mots s’emploient entre gens qui ne se connaissent pas et se voient pour la première fois. Les défauts du Petit-Russien sont l’indolence, la dissimulation, l’égoïsme et surtout l’ivrognerie ; mais ces défauts ne proviennent-ils pas de son ignorance et de la position qui lui est faite par le servage[1] ? Sous le rapport de la vie matérielle, le sort des paysans de la Petite-Russie est moins précaire que celui des ouvriers agricoles des autres régions asservies et même de quelques pays libres. Il ne faut point oublier qu’ils habitent la contrée la plus riche de l’Europe, et que la satisfaction des premiers besoins y est plus facile que partout ailleurs. On est allé jusqu’à expliquer par ce fait l’indolence et le peu d’activité industrielle des habitans ; mais c’est prendre ici l’effet pour la cause. Le travail des champs n’est praticable que pendant une moitié de l’année, et laisse de nombreux loisirs durant lesquels le serf, forcément attaché à la terre seigneuriale, tombe dans un inévitable engourdissement. Aucune idée ambitieuse ou jalouse ne vient l’aiguillonner, comme dans les pays où le travail peut aplanir les distances qui séparent les diverses classes de la société. Il est excessivement rare qu’un paysan amasse une somme suffisante pour acheter sa liberté. Aussi, résigné à son sort, le serf borne-t-il son ambition à récolter assez de grains pour attendre la nouvelle moisson, à recueillir assez de bois pour se chauffer pendant l’hiver. Si les provisions laissent un excédant, on l’emploie à l’achat de quelques vêtemens, mais le plus souvent cette faible épargne va s’engloutir dans les débits d’eau-de-vie. Penser à l’avenir, au bonheur des enfans, cela n’est point dans les habitudes des serfs : les enfans seront, comme l’aïeul et le père, attachés à la glèbe ; ils vivront de la même manière. Aussi le pire côté du servage est-il l’espèce de niveau qu’il abaisse sur l’intelligence et la prévoyance humaines.

  1. Nos lecteurs sont déjà suffisamment édifiés à ce sujet. Voyez, dans la livraison du 1er  juillet 1854, l’étude de M. Mérimée sur la Littérature et le Servage en Russie.