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des héroïnes de roman. Dora Johnston ressemble à Charlotte Brontë plus encore qu’à Jane Eyre. On la dirait peinte d’après la biographie que mistress Gaskell nous a donnée de cette jeune fille si richement dotée par le malheur, et qui a joui si peu du rayonnement subit de sa vie obscure et triste.

A deux ou trois milles du presbytère, dans les landes désertes, les troupes campent. Là, sous une tente dénuée de tout comfort, presque toujours seul pendant les quelques heures de nuit qu’il y passe, le docteur Urquhart est absorbé en lui-même. Vingt ans d’expiation ont calmé ses remords, ses travaux acharnés l’en distrairaient d’ailleurs au besoin; mais il souffre de son isolement, et de la certitude que cet isolement ne saurait finir. Il a mis un masque sur son visage, et ce masque ne tombera jamais. Un secret dort au fond de son cœur, ce cœur restera éternellement fermé. Autant vaut dire qu’il ne connaîtra jamais ni l’amitié, ni l’amour, ni le bonheur. Le bonheur, il l’entrevoit dans ce calme et riant intérieur des Johnston où il n’est jamais entré sans émotion, où le rappelle sans cesse maint souvenir familier, et surtout l’attrait de ce vif regard qui s’est quelquefois baissé sous le sien, de cette gaieté fine et mordante qui s’adoucit et jette en sa présence un éclat plus doux.

Max a pour Dora l’attrait d’une énigme vivante. Plus il se défend des occasions de la voir, — alors qu’elle est déjà certaine du penchant secret qu’il ressent pour elle, — plus elle s’étonne, s’inquiète, et plus il tient de place dans sa pensée. Elle le compare aux jeunes gens frivoles qui se disputent la beauté de Lizabel, au froid calculateur qui se joue de sa sœur aînée, et tous ces parallèles le relèvent à ses yeux. C’est bien là l’homme qu’elle a rêvé, le maître dont elle acceptera volontiers l’empire, l’être fort, sérieux, religieux, l’homme du devoir et du sacrifice, dont une simple parole vaut un serment, dont un serment équivaut à l’arrêt d’une destinée. S’il aime une fois, il aimera jusqu’à la mort. Si on l’aime, il ne faudra pas l’aimer moins. A la vérité, Max ne veut pas aimer; sa réserve le prouve. Serait-il possible qu’un tel homme se manquât à lui-même de parole?

L’homme propose et Dieu dispose : Max s’était juré de ne plus franchir le seuil du presbytère; mais le révérend Johnston, victime d’un accident, a besoin de soins immédiats, et nul médecin n’est aussi près que celui du camp. Le malade, en proie à de violentes crises nerveuses, veut être suivi de près. Une intimité forcée s’établit entre ceux qui le soignent, et c’est justement Dora qui est pour Max le meilleur, le plus utile auxiliaire : situation périlleuse pour tous deux. Dans les intervalles de loisir que leur laissent les péripéties de la convalescence, ils traduisent ensemble le Wallenstein de Schiller, et le personnage de Max Piccolomini n’est pas étranger au goût particulier de miss Johnston pour ce chef-d’œuvre. Le sort de