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mieux, — cette main qu’il lui tend si cordialement. M. Johnston a trois filles, Pénélope, Dora, Lizabel : nous les nommons par rang d’âge. Les soins et l’affection dont elles l’entourent ne lui font pas oublier l’unique fils qu’il a perdu, depuis bien des années déjà, et dont la mort, évidemment le résultat d’un crime, est restée sans vengeance, l’assassin demeurant inconnu. L’assassin, on l’a déjà pressenti, n’est autre que Max Urquhart. De là cet écho intérieur réveillé par les inoffensives paroles de Dora, de là cette vague terreur qu’il éprouve en face de quiconque porte un nom plus ou moins semblable à celui de sa victime.

Le hasard a tout fait, ou plutôt cette fièvre passagère qu’un buveur novice sent passer dans ses veines lorsqu’il se laisse aller aux premières tentations de l’ivresse. Max Urquhart, provoqué, raillé, en cet état, par un homme plus âgé que lui, et qui s’était complu à le faire boire outre mesure, s’est jeté sur cet homme, et cette rixe de nuit a fini d’une manière tragique. Précipité violemment sur un monceau de pierres, son antagoniste ne s’est plus relevé. Il expira sans même reprendre connaissance. Trop jeune pour apprécier la valeur légale du meurtre accidentel qu’il venait de commettre, Max quitta sans réflexion le théâtre de la lutte. Il prit la fuite au lieu d’aller au-devant de la justice, qui avait à lui demander compte de la vie d’Henry Johnston, et qui, vu les circonstances du crime, l’eût à peu près excusé. En se dérobant aux peines légères qui l’attendaient, il s’est condamné à un supplice odieux, à une dissimulation que sa conscience réprouve, et dont il porte, vingt ans de suite, le lourd fardeau. Aux yeux de cet homme scrupuleusement honnête, cette expiation est loin de suffire. Aussi se croit-il tenu de donner une vie tout entière, — sa propre vie, si longue qu’elle puisse être, — en échange de celle dont il a tranché le cours : a life for a life.

On comprend assez ce que, savamment ménagée, peut fournir de péripéties la situation que nous venons d’indiquer. On devine aussi combien la forme donnée au récit, — c’est presque celle de l’églogue antique, — prête de ressources à l’écrivain. De chapitre en chapitre, la scène change : d’abord le riant presbytère, les trois jeunes filles devisant sous la lampe, tandis que leur père s’absorbe en ses pieuses lectures; Lizabel, fiancée heureuse, frivole, insouciante et gaie; Pénélope, victime patiente d’un amour menteur, bercée dans la vaine espérance d’un hymen qu’un juste sentiment d’orgueil lui fera refuser quand elle sera désabusée sur le compte du misérable égoïste à qui elle a voulu croire obstinément; Dora enfin, la tranquille et vaillante Dora, en qui se retrouve encore ce mélange de modestie et de fermeté, de raison et de tendresse, de docilité dévouée et d’indépendance presque virile, qui, depuis le succès immense des Mémoires d’une Gouvernante, constitue, chez nos voisins, le type idéal