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mot encore, et n’ayez aucune crainte, ma sœur ! — Elle reprit la place qu’elle avait quittée. — Je voudrais vous parler, continua-t-il, de,… d’une personne que j’ai bien aimée… Ceci remonte haut, à une époque dont vous n’avez certainement pas gardé souvenir… J’étais un homme fait,… presque vieux, soyons plus franc… Elle était à peine une jeune fille. Je ne pouvais pas me marier… L’eussé-je pu, elle n’avait pour moi que de l’indifférence… Je ne lui parlai donc pas de mon amour,… pas une seule fois… Je la soulevais dans mes bras, je la caressais, je l’appelais mon enfant, ma petite chérie ;… mais elle ignora tout, et toujours.

« Il sentit ici trembler la main de Hope, mais la garda fortement étreinte dans la sienne.

« — J’aime mieux qu’il en ait été ainsi, reprit-il, et qu’elle n’ait rien deviné, rien su. Peut-être en aurait-elle conçu plus tard,… trop tard,… quelque chagrin… Plus tard encore, elle ne serait pas venue aussi volontiers, dans les crises de sa vie, chercher auprès de moi la sécurité, le bien-être, la tendresse qui lui manquaient ailleurs. Elle a trouvé tout simple, tout naturel de les recevoir d’une affection fraternelle… Et moi cependant… Oh ! Dieu qui m’entends, tu sais tout !… »


Hope sait tout, elle aussi, et, pénétrée d’une sorte de remords, elle s’agenouille involontairement aux pieds de son généreux protecteur… — Instruite plus tôt, m’auriez-vous aimé ? lui demande-t-il avec angoisse. — Qui sait ? répond-elle en sanglotant, et pourquoi n’avez-vous point essayé ?… Maintenant suis-je digne d’un cœur comme le vôtre ? — Et tandis qu’elle parle ainsi, ses lèvres effleurent la main de Ninian, cette main qui l’a soutenue, guidée, défendue. Il prononce alors, non sans trembler, le mot décisif… Il lui demande si elle pourra jamais se faire à l’idée de l’avoir pour mari… La joue brûlante qui reposait sur sa main ne s’en éloigne pas… Pressée de répondre, Hope contemple un moment avec une profonde émotion cet homme qu’elle a toujours entouré d’un respect si mérité, d’une confiance si absolue… Et quand Ninian lui ouvre ses bras une dernière fois, elle s’y laisse aller, lentement et doucement elle se glisse jusqu’à son cœur. « Et là elle resta, pleurant encore, mais calme désormais, et certaine de son bonheur à venir. »

Nous parlions naguère de cette solennité un peu monotone, de ces tons gris et brumeux qui éteignent dans John Halifax la vivacité du récit. Il y a plus de jeunesse, de vie, de lumière et de gaieté dans le Chef de la Famille, ouvrage antérieur de cinq ans à l’histoire du gentleman. Fille d’une mère écossaise et d’un père irlandais, miss Mulock y a peint avec talent divers types appartenant aux deux races dont elle est issue. M. Ansted (le père de Hope) et M. Ulverston, le viveur téméraire, d’une légèreté si cruelle, d’une insouciance si gracieuse et si étourdie, appartiennent bien à « la verte Érin, » Les membres de la famille Grœme, la grave Lindsay, Edmund le poète bohème, le prosaïque et tenace Reuben, ré-