Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 25.djvu/812

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

précieux auxiliaire. On sent s’établir et prendre pied dans le monde ce jeune homme sérieux, ferme, inaccessible aux faiblesses vulgaires, et qui, par l’énergie propre de sa nature, l’élévation de ses instincts, remonte aux régions sociales d’où le sort l’avait rudement précipité. C’est alors que pour la première fois une passion jusque-là inutile, et par conséquent dédaignée, se fait jour dans cette existence scrupuleusement appliquée à son but.

Dans une ferme où Phinéas et John sont allés ensemble passer quelques journées de printemps, se meurt un homme que les désordres et les chagrins ont usé plus que les années. Auprès de lui veille son unique enfant, jeune fille au front sévère, au maintien triste et digne, réservée en sa douleur, et comme absorbée par son œuvre de dévouement filial. Phinéas s’occupe d’elle plus qu’elle ne semble le désirer. John Halifax, moins attentif et toujours un peu lent en ses impressions, semble ne pas savoir qu’elle existe. Dans les relations qui s’établissent, après quelques jours, entre les quatre locataires d’Enderley, il ne joue qu’un rôle tout secondaire. Il n’est admis aux thés de M. March, — homme du monde et gentleman, — que comme le compagnon de Phinéas Fletcher, fils du riche négociant; mais il est de ceux à qui tout commencement importe peu. Son silence expressif, les ménagemens de son assiduité, toujours opportune, ont déjà favorablement prédisposé miss March, et lorsque la pauvre jeune fille voit rapidement dépérir le malade qu’elle entoure de soins, lorsque la mort vient frapper entre ses bras l’être à qui, depuis des années, elle se consacrait tout entière, ce n’est pas Phinéas dont elle accepte l’aide bienveillante, mais inefficace : c’est John Halifax qui a le bonheur de voir agréer ses services, offerts d’ailleurs avec une délicatesse chevaleresque.

A la pensée que miss March, séparée de toute sa famille par les fautes et les désordres de son père, n’a plus de parens ni d’amis sur lesquels elle puisse compter, l’âme généreuse de John Halifax s’est émue. Le sentiment qui l’attirait vers elle double de puissance. La pauvreté qu’elle croit et déclare être son partage lui semble, à lui, — vaillamment supportée comme elle l’est, — la plus belle et la moins périssable des dots. — « Pauvre miss March! » s’est écrié Phinéas. « Pourquoi l’appelez-vous pauvre? reprend John avec un peu de hauteur. Elle n’est pas femme dont il faille prendre pitié. C’est du respect qu’on lui doit. Vous le penseriez si vous l’aviez vue ce matin, si douce, si sage, si courageuse. Phinéas! — et ses lèvres tremblaient, — c’est à une femme de cette sorte que songeait Salomon quand il disait : « Son prix est par-delà celui des pierres précieuses.»

Mais ce joyau qu’il évalue si haut, osera-t-il en ambitionner la possession? Il n’a que vingt et un ans. Sa carrière commence à peine.