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comme mon père. — Et qu’était-il, votre père? — Un scholar et un gentleman. »

Le scholar ne sait pas encore lire, et le gentleman est fort heureux de trouver chez le riche tanneur Abel Fletcher, — le père du jeune malade, — un humble emploi de charretier. Figurez-vous l’enfant de bonne race chargé d’aller recueillir de ferme en ferme les peaux encore saignantes des animaux abattus, et de ramener à l’usine ces hideuses dépouilles! N’importe : c’est une industrie régulière, honnête. Elle nourrit son homme; John n’en demande pas davantage pour le moment. L’avenir amènera d’autres chances, et il s’en fie à lui-même pour ne les point laisser perdre. D’ailleurs un sentiment élevé le retiendrait, à défaut de toute autre considération, chez Abel Fletcher : c’est l’amitié qu’il a conçue pour le pauvre enfant, déshérité de la nature, dont la Providence a fait l’instrument presque passif de ce changement survenu dans sa destinée. John éprouve pour Phinéas Fletcher un attachement tout à la fois paternel et fraternel; il le protège de sa force, il s’inquiète de le voir si maladif et si frêle. D’un autre côté, il sent son infériorité d’éducation : il s’étaie des lumières que son ami a puisées dans le commerce des livres. Ils se comprennent, ils se complètent; chacun d’eux se sent amoindri par l’absence de l’autre. L’inégalité de leurs conditions respectives n’existe pas pour eux : Phinéas croit fermement à l’avenir de John, et à son propre avenir tout lui défend de croire. Du reste, si l’un des deux mêle quelque raisonnement subtil à ces effusions sympathiques qui les poussent l’un vers l’autre, ce n’est certainement pas John Halifax. Un jour qu’il s’apitoyait sur l’état maladif de Phinéas : — Ne me plaignez pas, lui répond celui-ci pour le consoler; je suis au fond très heureux : j’ai un bon père, une existence paisible, et je crois que j’ai fini par trouver ce qui me manquait, — un ami.


« À ce mot, continue Phinéas, il sourit, mais parce que j’avais souri moi-même. Je vis qu’il ne me comprenait pas. Chez lui, comme chez presque toutes les natures fortes et contenues, était une certaine lenteur à recevoir les impressions du dehors. A la vérité, une fois reçues, elles y sont indélébiles. Moi qui différais de lui à tant d’égards, et entr’autres par la promptitude, la vivacité de mes perceptions, j’aimais plutôt en lui cette résistance, cette lenteur, qui auraient dû me choquer. Je ne fus ni blessé ni même contrarié qu’il ne parût pas apprécier, comme je venais de le lui rendre, tout ce qu’il était devenu, tout ce qu’il pouvait devenir pour moi. Chaque intonation de sa voix, chaque éclair de ses yeux, où l’honnêteté rayonnait, me révélaient un de ces caractères chez lesquels, pour un seul sentiment qui se manifeste, mille autres se dissimulent et restent muets: caractères solides dont la clé de voûte peut servir de base à toutes les affections, et dans la solidité desquels toute confiance peut être placée. Il demandait peut-être une longue