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remarqué, où la critique nota des pages que les maîtres du genre eussent signées[1]. Olive, the Head of the Family, Alice Learmont, Agatha’s Hushand, se succédèrent ensuite d’année en année jusqu’en 1856, où parut le roman qu’on estimait encore tout récemment le meilleur titre littéraire de miss Mulock, puisque, obstinée à cacher son nom, elle s’intitule elle-même l’auteur de John Halifax.

La donnée de ce livre est aussi anglaise que possible. C’est la biographie d’un homme parti du dernier degré de la misère, et qui s’élève aux premiers rangs de l’ordre social, sans jamais déroger à cette noblesse de sentimens, à cette délicatesse particulière dont le génie britannique veut faire l’apanage exclusif d’une caste, le don héréditaire d’une race d’élite. John Halifax, ce pauvre petit garçon affamé qu’on nous montre, au début du livre, tout heureux de gagner quelques pence en s’attelant au fauteuil roulant d’un jeune invalide, John Halifax est en effet un gentleman. Sous ses guenilles, il porte, richesse unique, la petite bible de famille, — une bible grecque-anglaise, soit dit en passant, — qui atteste ce fait important et décisif. Lisez en effet ces mots, inscrits au revers de la couverture : Ceci est le livre de Guy Halifax. — Guy Halifax, gentleman, a épousé Muriel Joyce en l’an du Seigneur 1779 et le 17 mai. — John Halifax est né le 18 juin 1780. — Guy Halifax est mort le 4 janvier 1781. Le livre n’ajoute pas que Muriel Joyce a suivi son mari dans la tombe; mais comment en douter, puisque leur enfant erre maintenant abandonné à la grâce de Dieu, couchant l’hiver dans les granges, l’été à la belle étoile, et gagnant comme il peut, mais sans le mendier jamais, ce pain quotidien que Dieu ne lui donne pas tous les jours?

À ce dur régime, son corps s’est endurci, son âme s’est fortifiée. Il a compris que, pour un duel comme celui qui est engagé entre lui et la misère, il faut une indomptable énergie. « Comme vous êtes grand et fort pour votre âge! lui dit, non sans un soupir d’envie, le pauvre adolescent infirme qu’on a placé pour quelques minutes sous sa protection. — Vous trouvez?... répond John. Tant mieux! j’aurai besoin de ma force. — Et pourquoi? — Pour gagner ma vie. — Quel a été votre métier jusqu’ici? — J’ai fait tous ceux qui se sont offerts... Je n’ai appris aucun état. — Voudriez-vous en avoir un?... » À cette question bienveillante, John Halifax ne répond pas tout aussitôt. Il hésite, car il veut être franc, et craint que sa franchise ne soit déplacée. « J’ai quelquefois songé, dit-il enfin, que j’aimerais à être

  1. Par exemple la mort de Leigh Pennythorne, qu’on a comparée à celle du petit Dombey (dans le Dombey and Son de Dickens), et qui n’a été trouvée ni moins vraie ni moins touchante.