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lais, en le suivant, les chasses princières où l’on fait passer le gibier devant des tireurs commodément établis; mais ce chemin n’était pas d’une trop fâcheuse longueur, et les balles que lancent les armes de précision sont souvent aussi capricieuses que leurs aînées, les balles des anciens fusils. Au bout d’un instant, nous avions traversé l’essaim bruyant des abeilles de fer déchaînées autour de nous, et nous rentrions dans la tranchée, abri d’une sécurité tempérée qui devenait un foyer hospitalier au sortir de ces lieux. Malheureusement une triste nouvelle nous y attendait. L’officier tué sur cette route dont on voulait écarter le général Canrobert, c’était Romieu, vaillant jeune homme qui avait jeté hardiment aux échos des champs de bataille un nom souvent répété par d’autres échos. Romieu avait été un de ces volontaires de la garde mobile qui épousèrent sérieusement la condition à laquelle ils s’étaient fiancés dans une heure d’enthousiasme. Je le retrouvai un jour dans la galerie d’une maison arabe que l’on avait transformée en ambulance. C’était en Afrique, à Laghouat. Il avait reçu une blessure sous le ciel du désert. Maintenant je le retrouvais une dernière fois, mort sous le ciel de la Crimée.

Ce souvenir est mon dernier souvenir de tranchée. Un matin j’appris que le général Canrobert avait reçu l’ordre de retourner en France. J’appris également que le général m’emmenait. Dès longtemps, mes spahis étaient retournés en Afrique; mon régiment était répandu dans la province de Constantine, qu’il n’avait jamais quittée : c’était là que je comptais retourner à mon tour après avoir passé quelques instans dans mon pays. Mes destinées en avaient décidé autrement, et sans le savoir j’adressais à la Crimée de courts adieux. Ils furent tristes cependant ces adieux, car ce n’est pas impunément que l’on abandonne une œuvre où l’on avait mis toutes les forces de son âme. Puis les compagnons que je laissais sur ces rives pleines de périls, devais-je les revoir? Évidemment il ne me resterait d’un grand nombre d’entre eux que le sourire affectueux dont ils saluaient mon départ, et qui allait dès ce moment prendre place parmi les reliques de mon cœur. Si de pareilles émotions m’agitaient dans ma situation obscure, on peut s’imaginer de quelles pensées était assailli l’homme qui avait été le chef de la grande famille dont il se séparait.

La veille de son départ, le général Canrobert avait passé sa division en revue. Contrairement à ses habitudes, il ne s’était arrêté devant aucun soldat. On sentait qu’il avait hâte d’en finir avec une douloureuse épreuve. Le morne chagrin dont il était entouré pesait sur lui. Le jour même où il partit, tous les chefs de corps, tous les officiers que les travaux du siège laissaient disponibles avaient voulu lui faire cortège jusqu’au port. Bien des regards étaient humides de