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rayonnant d’enthousiasme, il se livrait à toutes les émotions d’un plaisir militaire et d’une joie patriotique. Si l’un de ces boulets qui par instans venaient tomber et bondir autour de nous l’eût emporté, il aurait été ravi dans la mort, comme le prêtre frappé à l’autel.

Il arriva malheureusement à nos troupes ce qui arrive si souvent chez nous, tantôt aux pensées, tantôt aux hommes. L’élan fut tel que l’on dépassa le but. Derrière la redoute qui venait d’être conquise apparaissait Malakof, s’élevant comme une provocation héroïque à la valeur des nôtres, au milieu de la fumée ardente qui l’entourait. Nos soldats ne firent qu’une station du lieu où ils devaient s’arrêter; ils poursuivirent leur course sans frein sur la route qui tentait leurs cœurs. C’est en vain que le clairon sonne la retraite; ils n’obéissent plus qu’à la voix intérieure qui continue à leur crier : « en avant. » Quelques-uns d’entre eux arrivent ainsi jusqu’au fossé de la tour, où il n’est aucun moyen de descendre. Les Russes les accueillent par des décharges d’artillerie et de mousqueterie dont chaque coup cause une mort ou une blessure. Fouettées par une grêle de balles, coupées par des boulets, écrasées par des obus, nos troupes regagnent à grand’peine ce mamelon qu’elles ne devaient point dépasser. L’ennemi profite du désordre qu’a jeté dans leurs rangs une aveugle entreprise; elles perdent la position qu’un "effort si heureux et si puissant leur avait donnée.

Mais les Russes n’ont point compté sur ces élans qui font chez nous, d’une réunion d’hommes, un seul être, il faut même dire une seule âme, servie par une force intelligente et indomptée jusque dans la mort. Nos colonnes se reforment en quelques instans et se précipitent une seconde fois sur l’obstacle qu’elles ont déjà emporté. Elles retrouvent, élevée à une puissance nouvelle par la douleur et la colère d’un revers, l’impétuosité de leur premier assaut. Cette route marquée par leur sang, où souffle le vent de la mitraille, où les projectiles éclatent entre des cadavres, elles la parcourent de nouveau, orage humain lancé contre un orage de fer. Elles arrivent à la redoute. Lorsqu’ils sont sur les baïonnettes ennemies, nos hommes se croient sauvés, et, il faut le reconnaître, l’événement les confirme d’ordinaire dans cette foi. Les Russes sont chassés de leur position, où notre drapeau est planté, et qui devient désormais contre eux une des plus terribles attaques du siège.

Je racontai ce que j’avais vu au général Canrobert. Le lendemain, mon récit fut complété par le colonel de La Tour du Pin, qui nous avait accompagnés dans notre bivouac de la Tchernaïa, mais qui de là, suivant ses habitudes, courait sur tous les points où l’attirait un nouveau danger. M. de La Tour du Pin était de ceux qui s’étaient laissé entraîner jusqu’au pied de Malakof. Il se justifiait de cet