Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 25.djvu/778

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

voisinage de Paris empêche seul d’être prise au sérieux par les voyageurs : la forêt de Fontainebleau. Ce sont des flots de verdure jaillissant entre des rochers, tantôt frémissant à leur pied, tantôt semblant s’épancher de leurs cimes.

Baïdar, où notre division s’arrêta, est un vaste et agréable village, mais qui se ressentait de la guerre. Nombre de ses habitans l’avaient abandonné. Ceux qui s’y trouvaient encore au moment où déboucha notre colonne vinrent à nous avec cet empressement mêlé de terreur que montrent les populations paisibles aux troupes armées. Après un rapide repas pris au milieu d’un champ, le général Canrobert monte à cheval et va jusqu’aux portes de Phoros. Là s’offre à mes yeux un tableau qui est resté dans mon esprit à l’état d’image éblouissante et confuse. Je trouve parfois dans ma mémoire une impression singulière à laquelle je me livre volontiers, parce qu’elle me remplit d’un charme immense. Au sein de la chaude lumière dont le passé enveloppe toute chose, certains lieux où j’ai vécu quelques momens à peine prennent pour moi des formes vagues, splendides et agrandies. Je respecte ces mirages, dus aux jeux de l’imagination et du souvenir. Seulement je veux donner pour ce qu’ils sont ces fantômes de paysages. Je me reprocherais un mot qui changerait pour d’autres en lignes arrêtées ce qui pour moi est un contour indécis et entrevu. Je ne dirai donc rien des portes de Phoros, si ce n’est que j’ai pensé à Claude Lorrain dans ce site où sont amoncelées toutes les richesses que peut souhaiter le pinceau, depuis les hautes et sombres pierres, les bouquets de verdure, les arbres isolés, les rochers et les montagnes, jusqu’à la mystérieuse figure de la mer, mêlant à toutes ces merveilles son inhumaine grandeur.

Le soir, notre colonne regagna son bivouac. Le général Canrobert se détourna un instant de son chemin pour aller visiter dans les bois une charmante villa moscovite qui, avec ses murailles roses et son toit vert, ressemblait de loin à une maison de fée. En approchant du camp, les soldats se mirent à chanter. Ils étaient gais; ils subissaient à leur insu l’influence d’un beau pays. Un régiment de zouaves arrêté au bord de la route par une disposition militaire et un bataillon de chasseurs à pied qui continuait sa marche s’apostrophaient joyeusement. Les chasseurs imitaient le cri du chacal; les zouaves répondaient par le cri du corbeau. On aurait dit le retour d’une fête rustique. La vie militaire s’offrait à tous les esprits sous ses formes les plus attrayantes. En cet instant même, un groupe que je n’oublierai jamais s’approcha du général Canrobert. C’était une famille tartare, qui se composait de trois personnes, un vieillard, une femme, un enfant. Le vieillard s’appuyait sur le bras de la femme, qui tenait l’enfant par la main. Ces trois êtres adressèrent la parole au général