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Tout se lie, tout se tient, architecture et poésie. Combien voilà-t-il de temps que nos yeux se sont accoutumés à la majestueuse rudesse du véritable ordre dorique? Que d’hésitations, que de tâtonnemens avant d’en venir là! Ce proéminent chapiteau ombrageant de son vaste tailloir un coussinet rustique au galbe épais, fuyant et aplati, ces cannelures aiguës, ce fût conique descendant jusqu’au sol sans base ni talon, sans cothurne ni sandale, depuis quand sentons-nous que c’est là de l’art grec et de la vraie beauté? L’ordre dorique promulgué par Vitruve, tel que sur sa parole on l’enseigne en Europe depuis plus de trois siècles, a-t-il la moindre ressemblance avec celui-là? Support banal, maigre colonne, chapiteau froid et effacé, tailloir timide et sans saillie, traduction romaine, en un mot, d’un admirable texte grec, tout est amoindri, tronqué, défiguré dans le dorique de Vitruve, et pourtant, quand Vitruve écrivait, les grands modèles étaient debout. Depuis Pœstum et Sélinonte jusqu’au fond de la mer Egée, on n’avait qu’à choisir. Tout le sol hellénique était encore couvert des types du dorique véritable. Vitruve n’en dit rien. Pas un mot de ces vieux chefs-d’œuvre, pas même du plus jeune, du plus brillant de tous, du Parthénon; il n’a pas l’air de savoir qu’il existe. En revanche, il soutient doctement que l’ordre dorique est impropre à la construction des temples, que les anciens l’ont ainsi reconnu, et que depuis longtemps la mode en est passée[1]. Les anciens! qu’entend-il parla? Le voilà donc qui rejette Ictinus par-delà les anciens, dans les temps à demi barbares ! Les anciens, pour Vitruve, ce sont les Grecs d’Alexandrie, les architectes des Ptolémées! Il place l’âge d’or en pleine décadence. Or c’est lui, notez bien, c’est lui seul qui a fait notre éducation ; les secrets du grand art de bâtir ne nous sont venus que par lui. De là notre tardive intelligence de l’antiquité véritable, surtout de l’antiquité grecque.

Tant qu’il s’agit de l’art romain, Vitruve est un témoin fidèle, il est sur son terrain; il parle de ce qu’il sait, ou s’il se trompe, les monumens sont là, à notre porte, on peut toujours le contredire. On le pouvait, comme aujourd’hui, au XVIIe siècle, même au XVIe et au XVe car l’Italie nous fut toujours ouverte, tandis qu’en Grèce on n’y pénètre que depuis hier. Les Turcs en prirent la clé tout juste à partir du jour où apparurent en Occident les premières lueurs d’amour et de respect pour les chefs-d’œuvre de l’antiquité. Vitruve, grâce aux Turcs, devint donc un oracle, sa soi-disant architecture

  1. « Nonnulli antiqui architecti negaverunt dorico genere ædes sacras oportere fieri... Quapropter antiqui evitare usi sunt in ædibus sacris doricæ symmetriæ rationem. » Vitruv., lib. IV, cap. 3.