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répudier, a vu dépérir à côté d’elle la Jamaïque pendant qu’elle devenait la rivale de Java, Pourquoi donc vouloir échanger cette prospérité qui ne fait que s’accroître contre le vain mirage d’une situation meilleure? C’est ainsi que parlent les sages; par malheur, la philosophie des peuples leur a depuis longtemps enseigné une autre logique. L’ivresse hébète les sens, l’ivresse abrège la vie. Faut-il donc pour cela renoncer au plaisir de s’enivrer? L’homme, cet être raisonnable dont se rit si tristement le poète, a besoin d’un excitant nerveux, vin, alcool, opium, ou changemens politiques. Vous le trouverez toujours de l’avis du chantre de Don Juan :

And the best of life is but intoxication.

Le 4 août, nous adressâmes nos derniers adieux à cette race passionnée, si pleine de grandeurs et de contrastes, qui a conquis la moitié du Nouveau-Monde, qui, après l’avoir dépeuplé, l’a couvert de cités florissantes, et qui, depuis trente ans, ne sait plus y entasser que des ruines. Nous franchîmes le canal de Bahama, et nous nous dirigeâmes vers des rivages où nous attendaient un autre peuple, d’autres mœurs et de nouvelles leçons. Le 26 août 1821, nous étions sur la rade de Staten-Island, dans la baie de New-York. Quel magnifique spectacle présentaient alors les États-Unis ! Comme tout y respirait le bien-être et la liberté, mais le bien-être honnête, la liberté décente! La prospérité publique n’y cachait pas les hideux ulcères de nos vieilles monarchies ; le corps social tout entier était sain et robuste; des mœurs pures, un esprit profondément religieux et l’amour du travail avaient consolidé dès le principe les institutions naissantes. Je venais de passer près de quatorze mois au milieu de populations qui ne connaissaient plus aucun frein et n’obéissaient qu’au caprice du moment, qui, misérables jouets de quelques chefs de bandes, se croyaient libres parce qu’elles pouvaient périodiquement changer à leur gré de tyrans. Ici au contraire je pouvais admirer l’activité féconde d’un grand peuple qui, justement fier d’avoir secoué toute entrave, avait su régler lui-même ses volontés et discipliner ses passions. Longtemps encore après être rentré en France, je racontais avec enthousiasme les merveilles dont mon séjour sur la rade de New-York m’avait rendu témoin : ces bateaux à vapeur qui déjà se croisaient en tout sens sur la rade, ces immenses navires de commerce accourant vers New-York des quatre coins du monde, cette multitude toujours occupée, où pas un citoyen ne portait la livrée de la misère, ces paysans qu’une carriole élégante transportait au marché, et qu’en tout autre pays j’aurais pris pour des dandies allant à leurs plaisirs ou pour des négocians allant à