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Jacob, après un portrait rapidement esquissé de Salomé, il continuait en ces termes :

« Voilà pourquoi je suis resté à la Herrenwiese, et pourquoi j’y reste encore. Le printemps m’y trouvera peut-être. Si j’attends quelque chose, ce que je ne sais pas, certainement je n’espère rien. Je suis soutenu par ce sentiment indéfinissable qui persiste dans le cœur de l’homme, malgré la certitude absolue d’un malheur irréparable.

« Les idées dans lesquelles tu as été élevé, ce doute et cette ironie qu’on respire avec l’air qui flotte sur les boulevards de Paris, ne te permettront pas de comprendre que deux familles chrétiennes ne puissent pas s’unir, parce qu’une différence dont les catholiques et les protestans de nos salons soupçonnent à peine l’étendue sépare leurs communions. Cela est cependant. Jacob Royal, dont j’estime profondément le caractère, dont j’admire l’austérité, la constance, et une certaine grandeur morale qu’on ne peut apprécier à distance, mais qui frappe aussitôt qu’on vit dans son intimité, n’est pas un protestant, pas même un calviniste, c’est un huguenot ; comprends-tu bien ? un vrai fils de ces sectaires qui combattaient à La Rochelle et qui mouraient en confessant leur foi. Il ne faudrait pas le pousser beaucoup pour l’entendre crier : Vive Coligny ! Il prie et il jeûne chaque année le jour de la Saint-Barthélémy, et chaque année, le 17 octobre, il prend le deuil en souvenir de la révocation de l’édit de Nantes. C’est moins un homme qu’une tradition et un principe. J’ai le frisson quand il chante les psaumes de David, entouré de ses serviteurs ; alors je n’ai qu’à fermer les yeux pour me croire dans une caverne des Cévennes au temps de la persécution de M. de Villars. Un tel proscrit, le fils d’une pareille race, est inébranlable comme les vieilles roches des montagnes d’où il sort. Il y a en lui l’humilité du chrétien et l’orgueil de l’exilé. Son langage a une forme et un caractère qui étonnent. Les terribles soldats contre lesquels les Guises tournèrent leur épée ne devaient pas parler autrement qu’il ne le fait ; c’est l’écho d’un siècle qui dort dans la poudre des tombeaux. Moi qui ai bu à la coupe de la raillerie mondaine, j’en suis tout épouvanté, ainsi qu’un voyageur qui voit surgir du milieu des sables la tête énorme d’un sphinx de granit.

« Tu devines ce que peut être Salomé, élevée par un tel serviteur de Calvin dans la solitude austère de la Forêt-Noire. Tous les sabres de mille dragons ne la feraient pas reculer. Il y a du sang de lionne dans les veines de cette frêle créature, qui a la douceur d’un agneau. Sa volonté est comme la tige d’un jeune chêne, toute droite et inflexible ; sa bonté, inépuisable comme les eaux bienfaisantes d’un fleuve. Te souviens-tu de cette tête de Vierge d’un caractère byzantin que nous admirions ensemble parmi les arabesques d’or et