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américain d’autres colonies en voie de transformation; mais là du moins je n’aurais pas à repousser sans cesse comme un fantôme importun quelques-uns des plus chers souvenirs de ma jeunesse. Les ruines, si j’en rencontrais, ne seraient pour moi que les débris d’un passé inconnu. Je me trouverais d’ailleurs en présence de républicains encore occupés à conquérir leur indépendance. C’est une heure favorable aux états naissans. La période délicate dans tout enfantement politique, c’est celle où les partis, n’ayant plus rien à craindre de l’ennemi commun, s’abandonnent sans réserve au besoin de se haïr et au bonheur de se déchirer.

Le 9 décembre, nous étions par le travers du cap Horn. Nous n’avions pas un seul malade, et nos équipages avaient conservé toute leur gaieté. Des jours sans nuits étaient un spectacle nouveau pour nos jeunes marins, qui les passaient presque tout entiers à danser sur le gaillard d’arrière. Je leur fis annoncer qu’ils étaient sur le premier vaisseau français qui eût doublé le cap Horn. Avec des équipages tels que les nôtres, il ne faut jamais négliger de faire appel à l’amour-propre : c’est un moyen de leur faire supporter sans murmure bien des fatigues et bien des misères. Des vents d’ouest-sud-ouest nous obligèrent à remonter vers le sud, jusqu’au 60e degré de latitude. Le froid était devenu très rigoureux. Nos marins n’avaient pas les chauds et comfortables vêtemens des baleiniers; ils souffrirent beaucoup, et plus d’un eut les pieds gelés.

Doubler le cap Horn est devenu un jeu depuis le temps de l’amiral Anson. A cette époque même, ce n’était pas une action aussi hardie que bien des navigateurs ont voulu le faire entendre. Chaque saison a pour cette navigation ses avantages. L’hiver, on a des vents moins constamment contraires; l’été, on est favorisé par la longueur des jours. Le récit fort intéressant que nous a laissé lord Anson des épreuves de son long voyage fut notre seul guide dans le passage du cap Horn. Ainsi que l’illustre amiral anglais, nous éprouvâmes de fréquens coups de vent interrompus par de courts intervalles de calme, et nous ressentîmes l’effet des courans qui l’avaient entraîné dans l’est. Nous passâmes en vue de Valdivia sans nous y arrêter. J’ignorais si ce port était propre à recevoir des vaisseaux, car je n’avais emporté de France aucun plan des côtes du Chili, et depuis notre départ de la Plata nous faisions un véritable voyage de découvertes. Le 30 décembre, nous donnâmes hardiment et à tout hasard dans la baie de La Conception. Ce port est sans contredit le meilleur et le plus sûr de la côte du Chili. C’est le seul qui, en toute saison, puisse offrir à une escadre les moyens de se réparer, de remplacer son eau, son bois, et de se procurer à des prix modérés les rafraîchissemens nécessaires. M. de La Pérouse