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mêmes le travail, ils se déchargèrent sur un capataz du soin de chercher des ouvriers, de régler les prix, et ils virent leurs rentes diminuer peu à peu. Dans un pays comme la Nouvelle-Grenade, où chaque homme libre peut avoir un domaine, où les exigences de la vie matérielle, réduites au minimum, ne demandent qu’un travail insignifiant, tout propriétaire doit, afin de prospérer lui-même, intéresser directement le travailleur à sa prospérité. Quelque temps après mon départ de Sainte-Marthe, M. Joachim Mier fit venir de Gênes une cinquantaine d’agriculteurs, avec lesquels il espérait refaire de Minca une propriété florissante. Ces Italiens passèrent dans le far niente le plus absolu les trois mois de leur engagement, puis aussitôt après se dispersèrent çà et là, travaillant, défrichant pour leur propre compte ; la plupart se sont réunis sur le bord de la Cienega de Sainte-Marthe, dans un village de formation récente, la Fundacion. Là, près de cent familles européennes s’adonnent à la culture du tabac et des arbres fruitiers; dans l’espace de quatre ou cinq ans, sous la seule impulsion du travail libre, ce point est devenu le centre agricole le plus important des côtes de la Nouvelle-Grenade.

A mon retour de Minca, j’eus l’occasion de voir une fois de plus combien il est facile de s’enrichir par le travail agricole dans les régions montagneuses de la Nouvelle-Grenade. Au fond d’un vallon, j’aperçus un sentier latéral serpentant entre les tiges pressées des bihaos[1]; je le suivis avec une certaine curiosité, et bientôt je me trouvai dans une clairière, devant un hangar réduit aux plus simples proportions, et consistant uniquement en un grand toit de feuilles de palmier reposant sur quatre pieux. Dans un hamac suspendu par de longues cordes aux poutrelles du toit se balançait un vieillard de fière mine, lisant paisiblement un journal. A côté de lui, deux peones dormaient sur des nattes ; un mulet, attaché à un pieu du hangar, mâchait languissamment des épis de maïs; çà et là étaient épars des machetes, des selles, des vêtemens, des marmites, des assiettes; dans un coin, entre deux pierres noircies par la fumée, quelques charbons achevaient de s’éteindre. Au bruit que je fis en frôlant les feuilles de bihao, le vieillard se retourna, et, tout joyeux de voir un caballero étranger, s’empressa de se lever à demi dans son hamac, et m’invita courtoisement à me reposer à l’ombre de son toit. Dès que j’eus accepté son offre, il réveilla un de ses peones, fit tendre un second hamac pour moi, puis ordonna de rallumer le feu et de me préparer une tasse d’aljenjibre[2]. Trop poli pour me ques-

  1. Heliconia bihai, bananier des singes. C’est une plante qu’au premier abord on ne peut s’empêcher de confondre avec le bananier.
  2. Boisson exquise et salutaire produite par l’infusion d’une racine de gingembre dans une eau fortement sucrée.