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cette route monumentale, à côté de laquelle les Espagnols n’ont su tracer qu’un sentier coupé de fondrières.

Du sommet d’un rocher escarpé que traverse le chemin, on découvre tout à coup la plantation de Minca, vaste clairière que la forêt environne de toutes parts de ses flots de verdure. Un pont jeté sur le torrent de Gaïra, puis une avenue d’orangers, conduisent à l’habitation principale, située à 600 mètres de hauteur, à mi-pente d’un contre-fort de la Horqueta, et dominant une gorge sauvage qui s’arrondit en demi-cercle au pied de la montagne. Malheureusement-cette caféterie n’était pas mieux tenue que la sucrerie de San-Pedro. Les caféiers, plantés en quinconces, de trois en trois mètres, étaient couverts de mousse; de rares cerises mêlaient leur rouge éclatant au vert du feuillage ; des herbes perçaient à travers le sol battu de faire où l’on étale les baies pour en faire sécher l’enveloppe. Les ouvriers semblaient beaucoup plus soucieux de faire la sieste que de sarcler les champs. Chose étonnante ! dans cette plantation si fertile, où l’on n’a qu’à semer au hasard pour que la terre produise au centuple, où l’on pourrait faire croître dans le même verger tous les arbres fruitiers du globe, on n’a pas songé à défricher une partie de la forêt pour y établir une bananerie ou un jardin potager, et tous les matins il faut qu’une caravane de peones[1], d’ânes et de mulets aille chercher à Sainte-Marthe, à cinq lieues de distance, les provisions de chaque jour. Quand je me fus présenté moi-même au capataz Fortunato, le brave homme fut vraiment effrayé de mon arrivée inattendue, et put à grand’peine découvrir dans la plantation quatre bananes et une panela pour remplir envers moi les premiers devoirs de l’hospitalité. D’ordinaire les visiteurs apportent des vivres avec eux, afin de n’être pas réduits pour tout repas à quelques tasses de café.

La décadence de Minca date de l’abolition de l’esclavage. Avant cette époque, un grand nombre de nègres travaillaient, non point sous le fouet, car il était bien rare en Colombie que les esclaves fussent maltraités par leurs maîtres, mais sous une surveillance constante, une contrainte morale à laquelle il leur était presque impossible d’échapper. Ils donnaient tous les jours un travail presque gratuit, et que le maître fut présent ou éloigné, l’ouvrage ne s’en faisait pas moins dans la saison favorable, les produits se recueillaient au temps voulu, et l’argent payé pour les récoltes affluait régulièrement dans la caisse. Lorsque la liberté fut rendue aux esclaves, les maîtres se gardèrent bien de rien changer à leur système d’agriculture, et suivirent avec scrupule leurs anciens erremens : au lieu de se transporter dans leurs propriétés, d’y surveiller eux--

  1. Ouvriers, terrassiers, manœuvres.