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cœur semblable à une lampe utile, où brillait constamment une flamme pure, entretenue par une huile précieuse : l’amour du devoir servi par le goût du travail. Aussi ce fut avec une triste émotion que le général en chef pénétra sous l’abri où gisait son compagnon et son ami. Le général Bizot avait la tête enveloppée de bandages. Quand il vit s’approcher de son lit le chef sous lequel il servait, avec un sentiment de déférence militaire qui eut quelque chose de singulièrement touchant, il essaya de se soulever. Il pouvait encore parler, seulement sa parole se ressentait de la nature même de sa blessure : elle avait déjà le son profond et voilé que la mort donne à la parole humaine. Après avoir remercié le général en chef, il lui dit que tout allait bien. Il ne parlait pas, bien entendu, de son enveloppe brisée, où il sentait la vie près de disparaître, mais du siège de Sébastopol, dont il avait reçu à l’instant même de bonnes nouvelles. Il était arrivé sans effort, par le seul fait de cette blessure mortelle, à ce qui est assurément le plus parfait état de l’âme, à une complète abnégation. Il ne tenait plus à ce monde que par son intérêt à l’œuvre pour laquelle il allait mourir.

Quelques jours après, on l’ensevelissait à quelque distance du moulin d’Inkerman, en face de ces tranchées où il avait erré si souvent. On entendait tonner à ces émouvantes funérailles, non point un canon de parade, mais le canon du combat, qui ne mesurait pas ses coups, et qui, à l’heure même où nous conduisions ce deuil, créait plus d’un deuil obscur. Autour de la bière qu’allait enfouir cette terre déjà gorgée de tant de morts, se tenait la plus étrange réunion d’hommes qui ait peut-être jamais assisté à une cérémonie funèbre. Le général Canrobert, lord Raglan, Omer-Pacha, les chefs de trois armées, tous trois de religions différentes, étaient debout près de la sombre ouverture où il faut que chacun soit jeté à son tour pour aller aux régions de la lumière.

Le général Canrobert voulut prononcer quelques paroles avant le bruit de cette première pelletée de terre qui est elle-même d’une si terrible éloquence. Sous la double inspiration de ce qui l’entourait et de ce qui se passait dans son cœur, il trouva des accens d’une merveilleuse puissance. Il eut des pensées d’une lueur hardie et imprévue. Après avoir évoqué en quelques mots celui dont le cercueil était devant lui, après avoir appelé l’hommage de tous sur une existence que sa parole venait de rendre visible et lumineuse au bord de cette fosse : « Dieu, s’écria-t-il, devait à un pareil homme une récompense; cette récompense, il la lui a donnée par la mort que doit ambitionner chacun de nous. »

Ce rapide discours produisit une impression profonde sur un auditoire ému déjà. Il ramena les esprits à l’ordre de pensées dont ils ne doivent jamais s’écarter aux jours où les mâles enthousiasmes