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dans ses veines ; il était attendri, ému ; il avait peur, et son trouble le remplissait d’une ivresse nouvelle ; il n’osait point descendre en lui-même, et chaque battement de son cœur lui criait qu’il aimait Salomé. On sait que Rodolphe avait à maintes reprises traversé Paris ; mais la durée et la fréquence de ses voyages dans des contrées barbares, son goût pour la chasse et la rêverie, qui, dans ses heures de paresse et de loisir, en faisait un hôte des campagnes, tout avait contribué à le sauver des plaisirs faciles et des séductions banales de la galanterie. Il avait conservé la jeunesse d’âme et, jusqu’à un certain point, la naïveté de ces bénédictins qui traversaient les années fougueuses de la vie entre les quatre muraille d’une bibliothèque. Cette éclosion de l’amour fut une fête pour Rodolphe, et il s’abandonna avec des délices infinies à la fraîcheur et à l’impétuosité de ses sensations.

La soirée qui suivit cet incident fut silencieuse. Ruth filait et caressait Zacharie du regard ; Jacob lisait le livre des Rois dans sa grande bible. Salomé travaillait à un ouvrage d’aiguille. Elle ne releva pas la tête une fois, et jamais ses yeux ne rencontrèrent ceux de Rodolphe ; mais sa main tremblait sur la broderie, et à deux reprises, dans sa précipitation, elle cassa le fil que l’aiguille fixait sur la batiste. Son père la pria de chanter. Elle posa son ouvrage sur la table sans répondre et ouvrit le vieux clavecin. Elle prit au hasard, dans un cahier de musique, une mélodie de Schubert, et chanta. Sa voix était étouffée, mais avait en ce moment une expression singulière qui en augmentait le charme indéfinissable. Ruth cessa d’agiter son rouet ; Zacharie tout doucement se retourna sur sa chaise et regarda sa sœur ; Jacob, la tête entre ses mains, écoutait les yeux fermés. Quand Salomé arriva aux dernières mesures de l’Adieu, sa voix avait la douceur plaintive et la tristesse du vent qui pleure sur la bruyère. Tout à coup elle s’arrêta, et son visage parut baigné de larmes. — Salomé ! cria Rodolphe. Mais déjà Jacob l’avait prise entre ses bras. — Qu’as-tu ? Parle ! dit le père.

Salomé fit un effort pour se raffermir sur ses genoux. — Ce n’est rien,… je suis lasse, dit-elle.

Elle fit signe de la main à Ruth, qui accourut, et elle monta lentement l’escalier de bois.

Jacob, debout, les traits contractés par le chagrin, la suivait des yeux. — Seigneur, épargne ton serviteur ! dit-il d’une voix haute. Puis, se tournant vers Rodolphe : — Sa mère me l’a donnée, reprit-il, et je me souviens qu’elle a été malade. Depuis lors je suis inquiet comme l’oiseau dont le nid a été menacé, et j’élève mon âme à Dieu pour qu’il veille sur Salomé. Toi que ton âge rapproche de ma fille et que ton éducation a rendu habile dans des connaissances