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l’une de l’autre à se faire une guerre de canonnade, s’abordaient et se prenaient corps à corps, après avoir échangé à bout portant les feux d’une intrépide mousqueterie. Ces luttes nocturnes éveillaient la sollicitude du général en chef, qui voulait en connaître tous les détails et en récompensait soigneusement les héros ; mais cette sollicitude, ce qui va la faire éclater dans toute sa puissance et toute son étendue, c’est la saison où nous sommes engagés.

J’ai été témoin, avec toute une armée, de la force expansive que peut trouver une âme animée par un sentiment du devoir qui touche à ce qu’il y a de plus passionné dans la charité. Ces soldats français que l’on accuse, comme la nation dont ils sortent, de rencontrer dans la vigueur même de leur nature un obstacle à toute entreprise qui demande une obéissance résignée aux lois invincibles de la nécessité et du temps, il faut les maintenir, sinon dans l’inaction, du moins dans un état de laborieuse et meurtrière attente, où l’on exigera d’eux incessamment les sacrifices dont leurs instincts les éloignent le plus. Ce jour si désiré de l’assaut, où leurs âmes se reposeraient par avance, s’ils pouvaient en avoir à leur horizon l’apparition nette et distincte, ils ne le connaîtront même point, ils ne sauront pas quand ils le verront luire. En attendant ce moment, que dérobent à leurs yeux les brumes d’un obscur et hasardeux avenir, il faut qu’ils restent attachés dans le fossé qu’ils ont creusé, derrière le gabion qu’ils ont élevé, à une terre rougie de leur sang, et cela pendant des mois entiers, dans une saison inclémente, sous la verge glacée du froid! Que j’aimerais à pouvoir rendre l’aspect de nos camps par certaines matinées d’hiver! Le ciel et la terre, également blancs, ne semblent composer qu’un immense suaire. Il y a pourtant quelque chose qui s’agite dans les plis de ce linceul : c’est la population guerrière de notre plateau. En regardant avec attention le sol, on aperçoit çà et là comme un amas de petits monticules se confondant par leur couleur avec la neige dont ils sont entourés, et qu’ils dominent à peine : ce sont les tentes-abris. Là sont accroupis quelques hommes derrière ce rempart d’une toile couverte par l’humidité des nuits d’un enduit qui glace et meurtrit les doigts. Poursuivez avec attention l’examen de ce terrain, et vous distinguerez aussi, je ne sais trop à quels signes, à des sillons creusés par des roues, à une surface luisante et dure où l’on sent la pression des pas, vous distinguerez des espaces que l’on appelle des routes. Sur ces routes, vous voyez se mouvoir de longues files d’êtres en capotes grises, sans armes et pliant sous de pesans fardeaux : ce sont nos soldats qui reviennent du port de Kamiesh, où ils ont été chercher des boulets. Pour rendre ce que ces hommes m’ont bien souvent fait éprouver, j’ai besoin d’aller une fois de plus chercher une image dans ce sanctuaire peuplé de formes impérissables, qui toutes ré-