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tous disparu. Rien ne s’oppose plus aux jeux terribles des vents à travers ces espaces dévastés, qui en maints endroits n’ont pas d’autres confins que la mer. Dieu sait tout ce que nous envoie de bruits lugubres et de souffles désordonnés ce redoutable voisinage des régions où l’homme n’exerce qu’un empire incertain, où de tout temps il a cru se sentir dans le royaume d’esprits désespérés et insoumis. Je me rappelle avec plaisir cependant la soirée et la nuit qui suivirent pour moi cette tempête. Malgré des obstacles de toute nature, notre cuisinier, qui avait son laboratoire en plein air, était parvenu, après des efforts surhumains, à nous faire cuire du riz, et nous avions reçu le matin même des rations d’eau-de-vie. On nous servit donc, sous cette tente turque qui avait bravé l’ouragan, une vaste gamelle remplie d’une soupe épaisse et fumante, dont le seul aspect avait quelque chose de réchauffant et de consolateur. Le plus grand, le plus magnifique des livres a rendu immortel un plat de lentilles; je ne vois point de quel droit je dédaignerais le souvenir de ce riz bienfaisant pour lequel j’ai gardé une vraie et profonde reconnaissance. D’ailleurs, j’en suis convaincu, depuis bien longtemps les repas ont dans notre vie un tout autre rôle que leur rôle visible et matériel. C’est ce que nous a indiqué lui-même le divin fondateur de notre religion en choisissant pour les plus touchantes communications de son âme céleste l’heure de la réfection corporelle. Si les mets dont se repaissent la mollesse et l’oisiveté peuvent devenir parfois de funestes embûches, il n’y a que bénédiction à coup sûr dans la nourriture austère qui soutient une vie de labeur. Travailler, répète-t-on souvent, c’est prier; eh bien! manger, c’est plus d’une fois remercier Dieu. Voilà qui me permet, je l’espère, de glorifier mon plat de riz. Maintenant je parlerai dans une langue plus profane du punch qui, le soir du 14 novembre, égaya notre tente, grâce à notre eau-de-vie de distribution. On avait retrouvé au fond d’une cantine quelques morceaux de sucre. On les jeta dans une gamelle où fut versée l’eau-de-vie, et bientôt au milieu de nous s’élevèrent ces belles flammes bleues que l’on se prend toujours à saluer comme les apparitions d’un pays féerique, tant elles ont quelque chose d’attrayant, de spirituel et de mystérieux. Puis chacun de nous alluma sa pipe et s’établit, derrière les nuages du tabac, dans un bien-être inespéré. La soirée finie, on s’enveloppa de tout ce qu’on put trouver de couvertures et de burnous pour braver le froid de la nuit; nous étions serrés les uns contre les autres dans un espace si étroit que ce froid ne nous atteignit point. A demi engagé dans le sommeil, j’entendais notre tente soutenir une lutte désespérée contre la tempête. Par momens, le bâton qui servait de support craquait comme le mât d’un navire, et un véritable tonnerre roulait dans les plis de la toile sonore. Tous ces bruits se confondaient pour