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infatigable lutte. Plus d’une fois, dans la tranchée, la neige fondra sous les gouttes de leur sang. Ils prendront leur revanche des boulets et des frimas qui ont combattu leurs pères.


VIII.

Neuf jours après la bataille d’Inkerman, l’hiver inaugurait son règne sur notre plateau avec un cruel appareil. Le 14 novembre fut marqué par une tempête que l’on peut placer parmi les plus rudes épreuves de notre armée. J’étais couché sous la tente que je partageais avec M. de La Tour du Pin. Tout à coup je suis réveillé par une secousse violente. Je sens le heurt d’un bâton à ma tête : c’est mon abri avec ses supports qui vient de s’écrouler sur moi. Je me dégage de la toile humide qui m’enveloppe; je me trouve alors sur un sol où tombe une pluie mêlée de neige et que parcourent les rafales d’un vent furieux. A quelque distance du gîte que venait de m’enlever l’ouragan était une tente turque habitée par un officier de mon détachement. Les tentes turques, grâce à leur forme sphérique, offrent une incroyable résistance à la tempête. Mon compagnon et moi nous trouvons donc un nouvel asile; mais, je l’avoue, je regrette ma maison. Je m’étais attaché à ce logis passager et ambulant, comme si je l’avais reçu par héritage. Le soir même d’Inkerman, j’y avais passé quelques bons instans, entouré d’amis que j’étais heureux de revoir. J’avais retrouvé sur le seuil de cette demeure, maintenant abattue, le colonel de La Tour du Pin, avec une blessure à la joue qu’il avait reçue en allant se mêler à nos tirailleurs. Pourtant mon désastre est bien peu de chose auprès de tous ceux dont je suis le témoin.

Derrière le quartier-général s’élève un vaste bâtiment de bois où l’on a établi une ambulance. Le vent s’attaque aux charpentes de ce récent édifice, qui s’écroule bientôt, comme un rempart emporté par une volée de boulets. On entend alors un de ces bruits douloureux qui vont éveiller au fond du cœur des échos dont on est longtemps à se délivrer. Ce sont les cris des blessés, qui reçoivent dans leurs corps meurtris de nouvelles atteintes, qui gisent sur une terre glacée, et dont la pluie fouette les plaies. La vaste étendue de nos camps offre un aspect que les flots seuls me semblaient pouvoir prendre pendant les tempêtes. Au-dessus de nos tentes s’étend un vaste ciel d’une couleur blanchâtre, qui ressemble lui-même à une immense voile déchirée par un ouragan. Ce n’est pas l’obscurité qui nous entoure, mais quelque chose de mille fois plus cruel, cette teinte morne, ingrate et dure, qui se joue sur la cime des vagues autour des navires près de sombrer. Les arbres qui ornaient et protégeaient les lieux où la guerre nous a conduits ont déjà presque