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qui disparut au milieu de la fumée. Il avait voulu aller reconnaître lui-même et sans escorte les endroits où devait se porter la furie française, indispensable cette fois, mais qu’il s’agissait de diriger. Cette furie, j’entendais dire autour de moi qu’une charge spontanée du général Bourbaki l’avait déjà fait connaître aux Russes. Seulement cette charge avait été exécutée par une poignée d’hommes : c’étaient maintenant des régimens entiers qui devaient la renouveler. Cependant les feux ennemis redoublaient d’intensité. Je me rappelle un coin du champ de bataille où mes spahis restèrent assez longtemps avec quelques hommes du 4e hussards, les chasseurs d’Afrique qui escortaient le général Bosquet, et le fanion du général en chef, porté par le jeune sous-officier qui avait accompagné le maréchal Saint-Arnaud à la bataille de l’Alma. Nous avions à notre gauche ce moulin d’Inkerman dont on fit, je crois, plus tard une poudrière. C’était une sorte de tour à l’aspect mélancolique et délabré, d’un assez heureux effet au milieu de ce paysage animé d’une si terrible vie. A peu près en face de nous était le bassin du carénage, car quelques projectiles de vaste dimension, décrivant d’immenses courbes, nous parurent envoyés par la marine russe. Du reste, il était difficile de reconnaître d’où souillait cet ouragan de fer qui balayait notre plateau. Tandis qu’au-dessus de nos têtes l’air s’emplissait de mugissemens, la terre à nos pieds recevait toute sorte de meurtrissures. C’était tantôt le boulet venant exécuter une série de bonds désordonnés avec cette brusquerie incivile qui lui a valu son surnom soldatesque, tantôt l’obus tombant lourdement sur le sol pour s’y briser et jaillir en mille éclats qui faisaient tournoyer les chevaux. Il n’est rien, comme on l’a répété tant de fois, dont l’esprit français ne s’amuse. Un sous-officier de hussards me fait remarquer que des projectiles viennent successivement de briser la selle arabe de mon maréchal-des-logis fourrier et d’atteindre dans leurs montures mon brigadier-fourrier et mon maréchal-des-logis chef. « Décidément, me dit-il, les Russes veulent démolir tous vos comptables. »

Nos voisins les chasseurs d’Afrique sont encore plus maltraités que nous. Un de leurs officiers est gravement blessé à la poitrine, et une bombe, tombant d’aplomb sur leurs têtes, leur écrase sept ou huit hommes. Je vois reparaître le général en chef avec le bras en écharpe; il vient de recevoir une blessure à l’épaule. En ce moment même, une colonne d’infanterie passe devant lui au pas de charge; j’entends quelques voix qui s’écrient : « Il est encore blessé! » L’entrain de ces hommes qui tout à l’heure avait fait de ce jour brumeux une journée radieuse, on peut l’admirer, on peut le deviner, on peut le sentir, on ne peut le rendre. Je vis, entre autres, un vieux sous-officier à chevrons serrant entre ses dents, au