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mane. Les enfans guerriers de l’Algérie échangèrent à travers ce brouillard, des sourires où rayonnait le soleil de leur pays. Bientôt à côté de mes cavaliers je vis un détachement de chasseurs d’Afrique ; c’était l’escorte du général Bosquet, qui venait de sa personne se porter au-devant du général Canrobert.

Cette rencontre avait lieu vers un point du plateau où l’on avait établi un télégraphe ; quelques pas encore, et nous allions nous trouver sur le théâtre même de l’action. J’avais eu à la bataille de l’Alma la vision splendide d’une victoire ; un instant la bataille d’Inkerman me fit comprendre ce que pouvait être un héroïque revers. Nous étions parvenus au camp des Anglais. Les boulets avaient renversé toutes les tentes, et on voyait couchés sur une terre presque aussi humide de sang que de pluie ces magnifiques grenadiers de la reine, l’orgueil de leur armée et de leur nation. Tous ne gisaient point sur le sol pourtant, et ce qui m’a le plus frappé peut-être dans cette journée où j’essaie en ce moment de revivre, c’est une petite troupe de ces intrépides soldats contraints à se replier sous le feu écrasant des Russes. Je les apercevais sous ce ciel brumeux, marchant de ce pas lent et solennel dont on suit les convois funèbres, et se retournant de temps en temps. Comme ils avaient la capote grise et le bonnet à poil, ils me rappelèrent tout à coup de nobles et déchirans souvenirs. Il me sembla que je lisais vivante, dans les caractères mêmes où Dieu et le sang français l’ont tracée, une de ces pages immortelles que nous ne voudrions pas arracher de notre histoire malgré tout ce qu’elles remuent de douleur en nous. De là une sorte d’attendrissement étrange qui resserrait et pourtant exaltait mon cœur.

Les émotions nées pour moi de cette illusion ne pouvaient pas être de longue durée. L’action avait une trop vigoureuse étreinte pour ne pas étouffer toute songerie. Le bruit redoublait, le feu devenait à chaque instant plus vif. Je ne sais si ce fut le brouillard ou la fumée qui se dissipa un moment, mais je vis à une assez courte distance de grandes masses grises, sillonnées dans toute leur étendue par une ligne de rapides éclairs : c’étaient les Russes, établis sur notre plateau, où ils essayaient de nous foudroyer. Je compris alors ce qui se passait ; je vis qu’il allait y avoir entre deux armées une lutte semblable à celle de deux athlètes au bord d’un abîme. Ces Russes, dont nos pères disaient : « Il faut les tuer deux fois, » étaient là sur ces hauteurs, dans ce coin de terre où nous avions planté notre drapeau, entre la mer et des bastions ennemis toujours grondant, toujours fumant. Ce fut alors qu’eut lieu cet effort suprême qui couvrit nos camps de leurs cadavres, et finit par les jeter brisés au pied de nos positions.

Pendant quelques instans, je perdis de vue le général Canrobert,