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porter, quand tout à coup commença une action bien plus émouvante encore que celle dont je venais d’être le témoin.

Me voici arrivé à cette étrange charge de la brigade légère qui a entouré d’une popularité héroïque lord Cardigan et ses hussards. Ces hussards, je les aperçois encore avec leurs pantalons amarante et leurs pelisses bleues à tresses jonquille, enfin dans toute l’attrayante élégance d’un de ces uniformes justement chers au cœur et aux yeux des jeunes gens. Ils chargent, mais contre qui? contre quoi? On n’aperçoit devant eux, autour d’eux, que des masses de baïonnettes et des redoutes garnies de canons. Aussi ne tardent-ils pas à disparaître dans une fumée blonde, tant les éclairs qui la sillonnent sont nombreux et pressés. Par momens on les entrevoit dans une vraie clarté d’apothéose; puis le nuage ardent se reforme autour d’eux. Enfin cette charge est finie, les voilà qui reviennent, ou plutôt voilà l’âme de cette troupe qui revient dans quelques être miraculeusement préservés. Voilà le souille, voilà le nom de cette famille militaire ramenés par quelques débris ; dans la plupart de ses membres, cette famille n’existe plus.

Maintenant quel but a été atteint? qu’a produit en passant sur ce champ de bataille ce tourbillon d’hommes et de chevaux si rapidement disparus? Voilà ce qu’on se demande à la fin de ce combat, si l’on peut même appeler ainsi cette lutte d’hommes contre de la mitraille et des boulets. Le caractère anglais fait vivre l’un à côté de l’autre deux esprits de la nature la plus opposée, dont les contrastes excitent toujours notre étonnement. L’un de ces esprits est froid, calculateur, traitant souvent avec une singulière dureté, mêlée de morgue et de colère, toutes les pensées entraînantes, auxquelles s’ouvre sans cesse l’âme de notre pays. C’est à cet esprit que la race britannique confie la conduite habituelle de ses intérêts dans le monde. L’autre esprit est violent, emporté, bafouant tout à coup la prudence humaine avec une verve de témérité dont notre audace elle-même s’étonne. Je crois que la charge de lord Cardigan fut une boutade de cet esprit-là : une magnifique et immortelle boutade !

Notre cavalerie ne fut pas inactive à Balaclava. Au moment où la vaillante troupe dont j’ai essayé de peindre l’élan était ramenée comme par un vent de feu, je vis briller au soleil ces vestes bleu clair si justement redoutées des Arabes. Deux escadrons du h" chasseurs d’Afrique, lancés par le général d’Allonville, faisaient, pour dégager le flanc des Anglais, une charge intelligente et heureuse. C’est là mon dernier souvenir de ce combat. Les Russes renoncèrent à leur attaque, ils n’essayèrent même pas d’occuper les redoutes qu’ils avaient prises aux Turcs le matin. Le général Canrobert descendit dans la vallée, où il resta longtemps. Nous apercevions les troupes ennemies, mais devenues immobiles, formant devant nous,