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de sa personne auprès d’une redoute où est établie une batterie turque. Je mets pied à terre et j’entre dans cette redoute, d’où partent à de longs intervalles des coups de canon qui nous attirent quelques projectiles russes, mais des projectiles maladroits, déchirant à nos pieds les mamelons sur lesquels nous nous sommes établis.

Lord Raglan vient de rejoindre le général Canrobert; une conférence qui s’établit entre ces deux chefs me donne tout le loisir d’examiner la vaste scène que peuvent embrasser mes yeux. Les Russes, qui ont surpris quatre redoutes occupées par les Turcs dans la vallée de la Tchernaïa, en avant des lignes anglaises, attaquent Balaclava. Une portion de leur cavalerie se dirige vers les highlanders, qui les attendent de pied ferme. Tout à coup voilà deux régimens anglais qui s’ébranlent et viennent couvrir cette infanterie. Ce sont deux régimens de dragons : l’un de ces régimens porte le casque ; l’autre, si ce n’était la couleur écarlate de l’habit, rappellerait en tous points les grenadiers à cheval de notre vieille garde. C’est le régiment écossais des dragons gris ; ces cavaliers doivent leur nom à la robe de leur monture. Ils sont tous d’une haute stature, que leurs bonnets à poil fait paraître plus élevée encore. Russes, Anglais, se précipitent les uns sur les autres. Nous avons ce spectacle si rare à la guerre d’un vrai combat de cavalerie. On voit se croiser les lames de sabre, on entend le bruit des coups de pistolet et de ces énergiques hurrahs qui sortent avec tant de puissance des poitrines britanniques. Cette action est de courte durée. Les Russes sont battus; ils se retirent, laissant sur le champ de bataille des cadavres d’hommes et de chevaux dont quelques heures après les amateurs de grands coups admiraient les larges blessures. J’avoue que ce combat m’avait charmé. Épris avant tout des choses passées, j’avais vu avec joie en plein XIXe siècle une chevaleresque Angleterre que je n’aurais jamais pensé rencontrer hors des pages de Shakspeare. Ces dragons gris me faisaient tous songer à Hotspur; je les avais appréciés pour la première fois dans notre marche de flanc. Débarqués après la bataille de l’Aima, ils étaient venus nous rejoindre en traversant avec une intrépide confiance un pays occupé par l’armée russe. Nous les avions vus déboucher un matin au milieu de ces forêts où se pressaient nos bataillons. On les avait accueillis avec chaleur; leur aspect avait causé une sorte d’émotion; leur conduite venait de répondre aux martiales espérances qu’avaient fait naître leurs allures. J’avais l’esprit tout occupé de ce grand et éclatant tournoi, prouvant qu’il ne faut désespérer en ce monde d’aucune tradition, et que l’oriflamme des anciens âges peut trouver encore à certains jours, chez les peuples même mordus le plus profondément au cœur par l’industrie, des mains vaillantes pour le