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nuage de fumée, accompagné de ce bruit métallique, d’une mélancolie singulière, que font les projectiles creux en se brisant. C’était quelque obus ou quelque bombe venant lancer leur accent pénétrant au milieu de nos rêves et de nos pensées. Dans les excursions marquées par ces continuels incidens, j’ai songé souvent à un livre de Jean-Jacques fort admiré de ma jeunesse, les Rêveries d’un promeneur solitaire. Je me demandais quel parti pourrait tirer de tout ce qui s’offrait à mes yeux un être doué de cette parole merveilleuse qui communique à tout ce qu’elle touche une souveraine et impérissable vertu. Imaginez-vous un seul moment tous ces phénomènes d’un monde plein de grandeur et d’imprévu se produisant sous les pas d’un homme assez puissant pour faire jaillir l’éloquence des faits les plus humbles et les plus habituels de cette terre : quelle œuvre étrange et splendide viendrait prendre place parmi les œuvres de l’intelligence humaine ! Mais une loi secrète veut que d’ordinaire ce que j’appellerai les grandes apparitions de cette vie ne se présentent point à ceux qui pourraient les décrire. Peut-être Dieu a-t-il, dans sa sagesse, résolu de garder à la région de la mort, du sacrifice et du péril, tout le sublime attrait de son mystère, en n’y conduisant pas ceux qui possèdent l’art, le goût et le vouloir de dire, ou en les frappant tout à coup d’une sorte de discrétion altière aussitôt qu’ils y ont pénétré.

Le premier officier qu’ait atteint le canon de Sébastopol fut un capitaine du génie, Schmitz, qui aujourd’hui a sa place dans un petit cimetière, à l’endroit même où il est tombé. Toutes les fois que le nom d’un mort vient s’offrir à mon esprit, je trouve un pieux plaisir à l’écrire. Schmitz commence pour moi cette longue procession d’ombres amies que je pourrais évoquer de la Crimée. Je me rappelle le jour et le moment où l’on vint m’apprendre sa mort. Depuis, tous les jours et presque toutes les heures devaient être marqués par des trépas.

Dès que nos travaux d’attaque furent sérieusement commencés, le feu de la place prit quelque chose de régulier et de soutenu. Les Russes n’envoyèrent plus à travers la campagne autant d’obus voyageurs et de boulets vagabonds ; ils essayèrent de diriger tous leurs feux sur nos travailleurs. Toutefois, pendant cette partie du siège, ils furent continuellement trahis par la longue portée de leurs pièces. Tout autour de Sébastopol, au-dessus de nos tranchées commencées, nombre de projectiles venaient encore bondir presque à l’entrée de nos camps. Le soldat attendait avec impatience le moment où notre canon allait répondre au canon russe. Le jour où notre feu s’ouvrit fut un jour d’allégresse universelle. Je n’étais appelé du côté de la ville par aucun service; mais, entraîné par le sentiment public, j’allai avec quelques officiers de mon détachement