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étaient pas montrées, et que ces lettres avaient sur l’humeur de Mme de Marçay une visible influence. Il sentit dès lors qu’elle ne l’avait décidément pas trompé en lui avouant qu’elle appartenait à un autre, et il n’eut point de repos qu’il n’eût réussi à tout apprendre, comme un condamné qui veut entendre son arrêt. Il soupçonnait qui pouvait être ce rival heureux. Quelques bruits vagues, d’autres indices plus clairs qui l’eussent depuis longtemps convaincu, si mon malheureux ami n’eût voulu espérer contre toute espérance, avaient dirigé la pensée de Ferni sur un jeune marin parti pour un long voyage peu de temps avant la rencontre de Mme de Marçay et de Ferni dans ma loge. Ferni prit un jour à part l’amie qui avait accompagné Mme de Marçay, et lui dit de l’air le plus naturel : — On ne se conduit donc pas bien là-bas? Mme de Marçay n’est pas toujours contente de ses lettres?

— Vous savez donc que c’est lui, je ne croyais pas qu’elle vous l’eût nommé?

— Je le savais, répondit Ferni. — Et il eut le courage de demander et d’écouter l’histoire de la liaison de Mme de Marçay avec son rival. Il apprit qu’une longue absence et les propos du monde avaient plus d’une fois refroidi leur union, qu’au milieu de l’hiver était arrivée une lettre qui ressemblait fort à une rupture. Ferni se souvint en effet qu’un jour Mme de Marçay, arrachant à un bouquet une violette, avait murmuré devant lui : — On m’a brisée comme cette fleur. — Et le même soir, comme ils lisaient ensemble la lettre sublime de doña Julia à don Juan, Mme de Marçay avait laissé échapper quelques larmes. Avec quelle amertume Ferni se rappela ces circonstances! — Sa vie a donc toujours été double, se dit-il, et je n’en ai jamais eu que la moindre part. Je vivais tout en elle : la meilleure moitié de son âme était loin de moi ! — Et son cœur se serrait à la pensée de cette différence et de sa solitude. Il voulut ne rien ignorer pourtant, et questionna longtemps encore ; il apprit enfin que le retour de ce jeune homme pouvait se faire attendre peut-être un mois, peut-être davantage, qu’une réconciliation était en tout cas nécessaire, et pouvait être douteuse ou fragile.

Ferni se défia de la première impression que lui causait la certitude de son malheur. Il se dit rappelé par une affaire et partit pour Paris. Après m’avoir communiqué ses angoisses et pris le temps de réfléchir, il résolut d’attendre les événemens et de ne rien changer dans sa conduite avec Mme de Marçay. — Je n’ai jamais été aussi heureux que là-bas, me dit-il; j’y veux retourner. Ne songeons pas à l’avenir... Le jour où il faudra la quitter, ou j’en mourrai, ou ma guérison sera complète. De toute façon, je suis bien sûr de ne plus la revoir aussitôt qu’elle aura revu celui qu’elle aime.