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plus habile rongé par un mal mortel. Je ne sais pourquoi je l’aime ainsi et tous les jours davantage. N’est-elle pas comme moi poussière et cendre? Ne puis-je donc pas trouver ailleurs dans le monde autant de beauté, de grâce, de douceur, d’amitié même, et par-dessus tout cela un peu d’amour? Mais c’est moi qui ne puis aimer ailleurs! Je suis comme aveuglé pour tout le reste et je ne vois plus qu’elle au monde, sans doute parce qu’il est écrit qu’elle ne m’aimera jamais. Ce mot de jamais vous fait sourire? Hélas! que de fois j’en ai souri moi-même ! Que de fois je l’ai crue près de s’émouvoir! Que de fois j’ai interprété dans le sens de mes vœux son geste, son regard, sa parole ! Si vous pouviez vous intéresser à toutes les misères qui composent mon existence, je vous dirais les circonstances insignifiantes qui suffisaient pour me faire vivre pendant plusieurs jours dans une sorte d’ivresse, comme si l’heure était enfin venue où elle allait m’aimer. Mais quel affreux réveil, quelle chute profonde après ces momens d’espoir et d’oubli! Avez-vous vu parfois une pauvre mouche privée d’ailes gravir péniblement la plume d’un écolier? Elle monte jusqu’au faîte; mais au moment où elle va l’atteindre, son persécuteur retourne la plume, et la victime remonte sans fin ni repos jusqu’à ce qu’on ait assez de ce jeu et qu’on l’écrase. Voilà mon supplice : il est pire encore, car je le comprends tandis que je l’endure; j’ai mes ailes, et je ne veux point les ouvrir; j’aime mon enfer, et j’éclate en larmes et en prières lorsqu’on veut m’en tirer...

Je laissai Ferni parler, et toute consolation me parut cette fois inutile. J’avais touché la blessure que je croyais fermée, et le sang avait coulé de nouveau. Peu de temps après cet entretien. Mme de Marçay partit, accompagnée d’une amie, pour passer l’été dans un petit port de la Bretagne où Ferni ne tarda pas à la rejoindre. La solitude, la liberté, la vue de la nature rendirent leur intimité plus étroite encore et plus tendre. Ils étaient presque inséparables; ils faisaient ensemble le soir de longues promenades, et, sous le ciel étoile. Mme de Marçay se faisait expliquer par Ferni le mystérieux arrangement des mondes, et les lois de ce vaste univers. Ils redescendaient sur la terre, et les sujets ne faisaient guère défaut à leurs causeries. Ferni en venait enfin à ses peines, et Mme de Marçay l’écoutait avec douceur. Ils paraissaient si naïvement heureux d’être ensemble que Mme de Marçay disait en riant : — Ceux qui nous voient doivent se dire : Voilà deux amoureux qui passent!

L’oisiveté de la campagne donne, vous le savez, plus de prix encore aux nouvelles de Paris. Ils avaient donc pris l’habitude de lire ensemble leurs lettres, et le plus souvent d’écrire ensemble les réponses. Ferni remarqua bientôt que certaines lettres ne lui