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silence, soit par de sages réponses expédiées dans toutes les parties du monde.

— Est-il possible, s’écria enfin Ferni, saisi d’une sorte d’admiration craintive, que vous puissiez suffire à un pareil labeur et mener de front tant de gens et tant d’affaires? Quoi! au milieu même de nos agitations les plus vives, quand vous paraissiez si émue de ma folie, si amicalement occupée de me guérir, vous aviez le temps et le courage d’entretenir le feu de toutes ces correspondances et de tenir tête à tant de monde! Vous êtes à vous seule tout un ministère, ajoutait-il en riant, et si j’avais pu porter dans les affaires la moitié de cette présence d’esprit et de cette activité, j’aurais peut-être affranchi mon pays.

— Vous me raillez, cher comte, et vous êtes injuste, lui dit-elle avec un air de noblesse et de bonté qui le rendit un peu honteux de sa sottise. Si vous pouviez lire toutes ces lettres, si vous connaissiez tous ceux qui les ont écrites, si vous saviez quels titres ils peuvent avoir à mon amitié, à ma reconnaissance, à ma sympathie, à ma pitié si vous voulez, vous ne traiteriez point comme un calcul de coquetterie une conduite fort naturelle et inspirée par le seul sentiment de la justice; mais vous êtes un égoïste et vous avez la prétention de tout juger sans rien savoir. Tout cela s’expliquera de soi-même ; mettez-y un peu de patience ; vous savez que dans dix ans je dois vous raconter toute ma vie.

Elle avait en effet pris l’habitude de le renvoyer à dix ans toutes les fois qu’il la pressait un peu soit sur son rival inconnu, soit sur quelque autre sujet dont elle ne voulait point parler.

— Dans dix ans, nous serons tous morts, disait alors Ferni, qui ne croyait pas si bien dire.

La vie de Ferni me paraissait cependant avoir pris un cours plus tranquille, et j’espérais enfin voir sa liaison avec Mme de Marçay aboutir à un dénoûment paisible, soit qu’elle se laissât gagner par tant d’amour, soit que l’amitié qu’elle lui accordait finît par lui suffire. Un jour que nous étions entourés de cartes et de livres et que je le voyais avec plaisir s’animer avec moi dans le débat d’une question intéressante : — La tête est libre, lui dis-je en riant, et le cœur le deviendra bientôt.

— En vérité vous avez raison, me répondit-il sur le même ton, et tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes. — Mais il lui fut impossible de se contenir un instant de plus ; il laissa tomber sa tête dans ses mains, et lorsqu’il la releva, je vis que son visage était baigné de larmes.

— Je suis perdu, me dit-il en marchant avec agitation dans la chambre. Je me sens et je m’observe, comme ferait le médecin le