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mais cette franchise même était une séduction nouvelle, et plutôt que de la prendre au mot, on aimait mieux vivre à ses pieds dans de continuelles alternatives de crainte et d’espérance. Retenant ainsi sans effort et certainement sans calcul auprès d’elle nombre de gens qui ne pouvaient se résigner à ne plus la voir et qui étaient sans cesse hésitans entre l’amour et l’amitié. Mme de Marçay ne devait pas manquer d’exciter la jalousie de plus d’une femme incapable de garder une cour si nombreuse à si bon marché, et la redoutable accusation de coquetterie ne tarda pas à peser sur cette tête charmante. « C’est Célimène, » disait-on volontiers; mais les plus malveillans étaient aussitôt obligés d’ajouter : « C’est Célimène sans perfidie, sans billets hypocrites, sans complimens menteurs, et elle ne courra jamais le risque de rencontrer son cinquième acte.» — Telle était à peu près la situation de Mme de Marçay dans le monde lorsque Ferni la vit la première fois. Je ne puis songer sans tristesse à cette première rencontre. Ferni m’a dit cent fois depuis qu’il n’avait ce soir-là aucune raison de me voir, qu’il était passé devant le théâtre, puis revenu sur ses pas ; enfin il était entré comme poussé par la main pesante du sort. Quelques nuits d’insomnie avaient ajouté à la grâce naturelle de Mme de Marçay l’attrait, d’une touchante langueur. Ses cheveux blonds étaient négligemment rejetés en arrière comme si elle était fatiguée de leur poids, sa tête était appuyée sur sa main, et elle laissait errer son regard distrait dans la salle; mais lorsqu’elle se retourna au nom de mon ami, quel charme dans ses mouvemens, quel sourire sur ses lèvres, quelle douceur dans ses yeux! Tout son être semblait dire : Aimez-moi. C’était l’incarnation vivante du beau vers de Lucrèce :

………. Mulier toto jactans è cor pore amorem.


Et pourtant, j’ose le dire, elle ne songeait guère en ce moment à inspirer de l’amour, ou plutôt elle n’y songeait jamais; elle était ainsi, quoi qu’elle pût faire, et elle regardait Ferni comme elle avait ce soir-là regardé vingt personnes, si ce n’est qu’elle ne pouvait s’empêcher de lui témoigner quelque curiosité et quelque intérêt, parce qu’elle m’avait souvent entendu parler de son mérite et de ses malheurs. Elle l’entretint donc avec esprit et avec bonté de son pays et de ses aventures ; elle le loua discrètement, lui fit quelques questions, et sourit en le voyant si embarrassé pour lui répondre. Il balbutiait en effet quelques mots sans suite, et paraissait subitement enivré; mais les habitudes de l’homme du monde le rappelèrent bientôt à lui-même : il sut trouver quelques phrases banales pour couvrir son trouble, et sortit précipitamment.