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donne un bon voyage ! cria-t-on aux émigrans. Ceux-ci agitèrent leurs chapeaux. Quelques femmes et de pauvres filles cachèrent leurs têtes dans leurs tabliers pour qu’on ne vit pas leurs larmes, et les montagnards regagnèrent leurs forêts.

C’était la première fois que Rodolphe assistait à une scène semblable. Des mœurs nouvelles, des mœurs austères se révélaient à lui. Ce qui l’étonnait le plus, c’était encore cette famille de protestans, cette famille d’exilés perdue au fond de la Forêt-Noire, et telle dans l’immuable ténacité de ses convictions et de ses habitudes qu’un bloc de granit oublié par la mer au milieu des sables agités sans cesse par le flux et le reflux. Le temps n’avait pas mordu sur elle depuis l’époque lointaine où elle priait dans les Cévennes. La nouveauté de ces grands spectacles qui avaient pour cadre une nature forte à laquelle la main de l’homme semblait n’avoir pas touché, l’antique simplicité de ces mœurs primitives, la présence d’une jeune fille dont le modèle ne lui était pas encore apparu, tout intéressait le jeune voyageur au plus haut degré. Ce n’était plus une question d’archéologie, un point de science obscur, une étude d’art, c’était le cœur même de l’homme qu’il découvrait sous un aspect nouveau, c’était surtout, au milieu d’une solitude sauvage, la grâce sobre et chaste d’une femme dans tout l’attrait mystérieux d’une beauté virginale qu’il avait entrevue autrefois. Rodolphe ne devait passer que trois jours à la Herrenwiese ; il y était encore au bout de deux mois. Il savait alors où il avait rencontré le visage de Salomé.

Rodolphe était Lorrain. Sa famille, qui habitait une petite ville de l’ancienne province des Trois-Évêchés, se composait d’une mère âgée et d’une sœur veuve qui avaient concentré toutes leurs affections sur lui. Il avait eu dès l’enfance l’humeur vagabonde. Dans la maison de campagne où il passait à cette époque la belle saison, il se perdait chaque jour au fond des bois ; point de mésaventure qui pût le contraindre le lendemain à rester au logis. À sa majorité et après de solides études, il avait fait voir qu’il était propre à tout, ce qui était peut-être cause qu’il n’avait jamais pu s’astreindre à un travail régulier. Il avait beaucoup voyagé, et à trente ans, lorsqu’un hasard le conduisit à la Herrenwiese, il avait parcouru, sans suite, mais avec bonheur, le cercle entier des connaissances humaines, un jour s’adonnant à la botanique, le jour suivant à la conchyliologie et bientôt après à l’étude des langues mortes, sans négliger toutefois la philosophie et la numismatique. Sa soif de science n’était tempérée que par une inclination naturelle très forte à la rêverie, à laquelle se mêlait un goût singulier pour la chasse. Comment s’arrangeait-il pour satisfaire toutes ces passions également impétueuses ? C’est ce qu’il aurait été fort en peine d’expliquer lui-