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poir de lui donner un jour l’ordre et la liberté. Il parcourut quelque temps l’Europe, accueilli partout avec l’attention dont il était digne. Plusieurs fois il ne fit que traverser la France; mais, il y a deux ans, il parut vouloir prolonger son séjour parmi nous, et, comme mon amitié pour lui n’avait été nullement refroidie par son absence, je me félicitai vivement de sa résolution. Quinze jours ne s’étaient pas écoulés depuis son arrivée à Paris, que, venant un soir me trouver dans ma loge aux Italiens, il y rencontra Mme de Marçay.

Vous avez trop présent le souvenir de cette aimable personne pour qu’il soit nécessaire de vous la peindre; mais vous n’avez pu la connaître aussi bien que moi, admirateur ému de tant de noblesse d’âme et témoin d’un malheur si achevé sous les apparences de la vie la plus brillante et la plus heureuse. Elle était fort jeune lorsqu’on la maria à un homme qu’il lui était impossible d’aimer, et qu’avait seulement frappé l’éclat surprenant de sa beauté. M. de Marçay avait bien été capable de sentir l’étrange séduction que cette jeune fille exerçait autour d’elle sans même en avoir conscience; mais il ne pouvait en aucune façon apprécier ce qu’il y avait d’élevé dans le cœur et dans l’esprit d’une femme qui eût fait le bonheur et l’orgueil des hommes les plus distingués de son temps. Après deux années d’une union malheureuse, et troublée par des débats que Mme de Marçay supportait avec une rare dignité, mais qui humiliaient son âme délicate et fière, M. de Marçay se rendit enfin la justice de reconnaître qu’il ne pouvait vivre avec sa femme et se retira à Saint-Pétersbourg, où l’appelaient à la fois le soin de ses affaires et d’anciennes relations.

Ce fut une époque nouvelle dans la vie de Mme de Marçay, et aux yeux de tous elle parut parfaitement heureuse. Comme le monde ne pouvait lui reprocher aucun tort, comme sa présence suffisait pour embellir et animer un salon, et qu’il semblait impossible à ceux qui la connaissaient de se plaire où elle n’était pas, elle était fort recherchée et entourée de plus d’hommages que n’en aurait pu désirer la femme la plus insatiable d’admiration et de succès. Ce qui entretenait autour de Mme de Marçay cette foule empressée de prétendans, c’est qu’aucun ne passait pour avoir réussi, et il paraissait impossible que le cœur d’une si belle personne, qui semblait créée pour inspirer l’amour et pour le sentir, ne finît point par s’émouvoir. En même temps la grâce accomplie de Mme de Marçay, l’engageant et involontaire abandon de ses manières, puis encore, pour ne rien oublier, la fatuité à laquelle n’échappent pas complètement les hommes les plus spirituels, faisaient croire à plusieurs que ce cœur était sur le point de se rendre. Elle le niait hautement quand elle le croyait nécessaire et s’efforçait avec franchise de ne laisser d’illusion à personne;