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qu’elle s’attache à combattre. À ce dernier point de vue, elle prend une importance toute particulière, et devient une arme politique. Pour montrer d’ailleurs avec quelle hardiesse elle remplit cette dernière tâche, il faut encore citer en finissant une spirituelle page ou M. Hertzen énumère avec une profonde et navrante ironie les droits du peuple russe[1].


« Toutes les classes de la société russe jouissent de droits tellement étendus, que le monde européen ne saurait en avoir aucune idée. Passons-les successivement en revue.

« Par une marque de bienveillance particulière, tout noble est dès l’enfance une propriété de la couronne, physiquement, moralement et intellectuellement. Il a le droit d’entrer au service, si on veut bien l’accepter, de prendre sa retraite quand on la lui accorde, et de se rendre partout où il plaira au gouvernement. Enfin il est affranchi de tout châtiment corporel, à moins qu’on ne juge à propos de lui faire sentir le poids du bâton[2].

« Les employés ont le droit de se taire devant leurs supérieurs, et d’accabler leurs inférieurs d’injures et de mauvais traitemens tant qu’ils en auront la force. Ils sont responsables des fautes de leurs chefs, et peuvent rejeter les méfaits qu’ils commettent eux-mêmes sur leurs subordonnés. Ils ont le droit de considérer les caisses de l’état comme les mines d’or de la Californie, et les poches des solliciteurs comme des billets de loterie. Retirés du service, ils sont dispensés de rendre des visites de corps, et se métamorphosent en zéros.

« Le clergé a le droit de ne jamais se raser ni se couper les cheveux. Il peut ne point croire en Dieu, pourvu qu’il prie pour le tsar. Il est libre de ne ramener aucune brebis égarée au bercail, mais il doit veiller à la rentrée des dîmes allouées à l’église. Aucune punition corporelle ne saurait lui être infligée tant qu’il porte la soutane, mais il peut être fait soldat et battu en uniforme.

« Les marchands ont le droit d’assister à certaines fêtes du palais, où pourtant ils sont tenus de payer leur entrée, et d’être conduits à la maison de policé, d’où ils ne peuvent sortir sans mettre la main à la poche. Pleine et entière liberté leur est en outre accordée de frauder dans le poids et la mesure de leurs marchandises, ainsi que de surfaire leurs comptes, à la condition qu’ils témoignent de leur dévouement à la police par des cadeaux et des contributions mensuelles. Ceux d’entre eux qui offriront au gouvernement des sommes considérables recevront gratuitement des médailles d’honneur, dont ils paieront deux ou trois fois le prix aux employés chargés de les répartir. Enfin, lorsqu’ils se seront entièrement ruinés en livrant des fournitures au gouvernement, celui-ci leur accordera pour leurs vieux jours

  1. Ce morceau a été récemment publié dans la Cloche, journal russe qui s’imprima à Londres.
  2. Par un privilège spécial, les nobles russes ne peuvent point être condamnés à un châtiment corporel ; mais on prononce leur dégradation, et ils se trouvent alors placés à tous égards sur le même pied que les autres sujets de l’empire.