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jouera à la philosophie de l’histoire et au progrès indéfini de la société, lorsque, guéris de leur mal chronique, l’historia-morbus, ils se mettront à vivre paisiblement par troupeaux ! »


Ainsi se termine cette douloureuse sortie contre les sociétés à la fois arriérées et impatientes, où le développement intellectuel ne se produit qu’à la faveur d’une surexcitation maladive ; mais il ne suffit pas à M. Hertzen de railler l’humanité par l’organe de ce sombre discoureur : le conteur finit par se moquer de son propre héros. Voyez plutôt comment il explique ces impitoyables sarcasmes ! Evgueni Nikolaïevitch a courtisé une servante, une esclave ; il a cru être aimé, il a comblé de bienfaits la jeune Ouliana, et celle-ci lui a préféré un laquais ivrogne et voleur. Tel est le concours d’incidens vulgaires auxquels Evgueni Nikolaïevitch doit d’être devenu un austère moraliste. C’est sous l’influence de la douleur causée par cette déception qu’il s’est recueilli, qu’il s’est isolé du monde, et qu’il a fini par déclarer l’humanité malade. Il a été dupé par des esclaves, par des êtres incultes et grossiers. Qu’en conclura-t-il ? C’est que dans un monde où la matière triomphe de l’esprit, toute supériorité intellectuelle n’est qu’une manifestation maladive. Étrange et ironique doctrine, qui sert en définitive la cause qu’elle semble attaquer, car personne ne lira le Monomane de M. Hertzen sans prendre intérêt à ces maladies de l’âme, qui sont chez l’homme le signe d’une vie supérieure, et pour l’humanité tout entière l’agent même du progrès !

Mélange singulier de traditions violentes et de jouissances raffinées, d’énergie brutale et de naïve indolence, la civilisation russe donne surtout naissance à des personnalités morales telles qu’Evgueni Nikolaïevitch, caractères dont l’indécision est le principal trait, attirés vers les sphères supérieures par un sincère amour du bien et du beau, et néanmoins retentis à la terre par la chaîne des plaisirs faciles et des voluptés grossières. L’idéal existe en eux, mais comme un levain qui ne fermente pas : c’est ici comme partout ailleurs la volonté aux prises avec la nécessité, mais ne parvenant jamais à dominer le cours fatal des événemens vulgaires. En France, le roman a longuement analysé cet état moral, dont les variétés sont inépuisables ; en Russie, la satire, qui le prend aujourd’hui pour objet de son étude, est moins la description violente et indignée de nos vices que l’exposition indulgente et railleuse de nos défaillances : malgré ce ton adouci, elle n’en subit pas moins une véritable transformation, elle n’en devient pas moins philosophique. Au lieu de s’attaquer aux abus journaliers de la vie pratique, elle dirige ses coups plus haut ; c’est la vie morale et intellectuelle qu’elle cherche à réhabiliter, la vie grossière et servile