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pour éclairer les isba. Cela est commode et peut en même temps apporter de grands avantages à l’état, car l’armée a besoin de soldats bien portans, et les malheureux sont aveuglés par la fumée de leurs maudites loutchina[1]. Eh bien ! vous ne vous figurez pas la peine que nous éprouvons à leur faire adopter tout cela ! Rappelez-vous l’histoire des pommes de terre : ils n’en voulaient pas entendre parler ; je vous jure sur mes grands dieux que nous avons eu autant de tracas avec ces maudites pommes de terre que s’il avait été question de les ramener à l’idolâtrie.

« On reproche aux fonctionnaires de prendre des pots-de-vin ; quelques écrivains se sont même beaucoup exercés sur ce sujet. Sans doute je ne justifie pas cette coutume : c’est vilain, j’en tombe d’accord ; mais pourquoi le font-ils, je vous le demande ? N’est-ce point parce que le fonctionnaire est, après tout, un élément organique supérieur, relativement à toute cette masse d’êtres incultes ? S’il n’en était pas ainsi, soyez sûr que les abus contre lesquels on s’élève ne pourraient pas avoir lieu. Cela se justifie donc au point de vue historique, physiologique et ethnographique… Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes, comme le dit notre ami Pangloss. Mais en voilà assez sur ce sujet. Si nous buvions une bouteille de bon vin ? Qu’en pensez-vous ? J’ai là un vin comme vous n’en avez peut-être jamais bu. »


C’est contre cet optimisme prétentieux des fonctionnaires et des propriétaires que le roman satirique dirige le plus volontiers ses attaques. Il y a là en effet mieux qu’une veine comique à exploiter. L’administration commence à se réveiller de sa funeste torpeur ; il est bon que l’opinion l’encourage et l’excite. Un fait récent, dont la Sibérie a été le théâtre, a prouvé jusqu’où peut aller en Russie la tyrannie administrative, et il a montré aussi combien il serait urgent de réprimer les écarts des fonctionnaires formés sur le modèle du héros de M. Chtédrine. Depuis près de dix ans, la ville et le district d’Irkoutsk sont remplis de jeunes employés, sortant des écoles de Pétersbourg, qui, au lieu de se consacrer à l’exercice de leurs fonctions, passent leur temps à boire et à jouer. Ils vivent généralement entre eux et méprisent tous les employés d’une origine obscure. Il y a peu d’années, un nouveau fonctionnaire, M. Néklioudof, arriva à lrkoutsk ; il avait été mis à la disposition du gouverneur de la Sibérie orientale, le général Mouravief, et celui-ci lui confia plusieurs missions importantes ; il l’envoya notamment en courrier à Pékin. Quoique, par sa naissance et par son éducation, M. Néklioudof eût pu se faire admettre parmi les jeunes fonctionnaires de la ville, il s’en tenait éloigné. Cette circonstance et la faveur dont il jouissait soulevèrent contre lui la haine de cette jeunesse dorée. L’occasion de lui faire un mauvais parti ne tarda point à se présenter : un certain Béklémichef, membre du conseil administratif de la province et chef de la coterie des jeunes fonctionnaires, s’étant rencontré avec lui

  1. Éclats de bois de sapin que les paysans brûlent pour éclairer leurs chaumières.