Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 25.djvu/448

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

résultat de la calomnie, et qu’elle ne le cède en rien sous le rapport moral aux administrations des contrées civilisées. Souvent même ils ne se contentent pas de le soutenir de vive voix dans les salons ; ils prennent la plume et adressent aux journaux étrangers des notes conçues dans le même esprit, et dans l’espoir d’en tirer bon profit plus tard pour leur avancement. Écoutons M. Chtédrine dans le récit où il crayonne l’employé russe cherchant à présenter ses roueries comme des perfectionnemens empruntés à la civilisation occidentale. L’imprudent discoureur fait sans le savoir la meilleure satire de la classe à laquelle il appartient, et qu’il croit défendre.


« Je déteste moi-même les pots-de-vin. Les pots-de-vin, c’est bon, je vous le répète, pour la plèbe du métier. Nous autres, nous considérons les choses d’un autre point de vue : nous ne connaissons pas les pots-de-vin, mais les intérêts de l’administration. Je ne demande que ce qui m’est dû, et ne cherche nullement à savoir comment on me le fournit. Je me borne à surveiller les différens services, comme par exemple les postes, l’impôt pour l’entretien des routes, le recrutement… Tout cela doit rapporter[1].

« Je suis un homme comme il faut, je suis un enfant du siècle ; il me faut de bons cigares et une bonne bouteille de Château-Laffitte. Je suis obligé, — vous m’entendez ? — je suis obligé de me mettre avec soin, il m’est nécessaire d’avoir un intérieur comfortable, — le gouvernement me doit tout cela. Je suis garçon, et par conséquent il me faut une belle. J’ai l’esprit cultivé, j’ai des vues étendues, et par conséquent il faut que rien ne me trouble dans mes méditations, ni la misère ni aucun souci, afin que je puisse me consacrer entièrement à l’administration. Comment pourrai-je me livrer à l’étude de quelque projet philanthropique, si mon esprit n’est pas libre, si je dois perpétuellement songer aux moyens de suffire à ma subsistance ? Afin d’être vraiment utile au pays, il faut que je sois gai et dispos. Tout cela est fort compréhensible. Zenon serait de nos jours un fort mauvais administrateur. C’est pourquoi j’évite avec soin tout ce qui est de nature à troubler le calme de ma vie. Pourtant que voulez-vous ? je rencontre à tout instant de fâcheuses circonstances. Ainsi, par exemple, aujourd’hui même un paysan est venu me trouver. On lui a pris son fils comme recrue ; il y a eu dans sa famille un partage volontaire…

« — A propos (demande l’interlocuteur de ce digne fonctionnaire), que veulent dire ces partages dont j’entends parler depuis quelque temps ?

« — Un partage volontaire ? Cela signifie qu’on se sépare volontairement. Certaines femmes ne peuvent pas vivre ensemble, ou bien un beau-père montre trop de complaisance pour sa belle-fille, — et voilà que la famille veut se séparer ! — Impossible de le souffrir ! Il est posé en principe par tous les économistes que dans tout travail les forces agissantes doivent être le plus concentrées possible. Par malheur, le paysan ne comprend rien à ces raisonnemens-là ; en fait de science, il n’y entend absolument rien ; il considère toutes les choses d’un point de vue matériel, étroit, du haut de son fumier en quelque sorte ; il ne voit en tout cela que des circonstances

  1. Les mots soulignés sont en français dans l’original.