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d’argent au jeu, et ce gain a développé en lui la passion des cartes à un tel point qu’il s’est mis en rapport avec tous les joueurs de la ville. Il ne dédaigne même pas les laquais. Ce n’est pas l’amour de l’argent qui le pousse, mais le besoin d’émotions. Cependant son bonheur a un terme ; il ne craint pas d’engager une partie avec un marchand qui passe pour le plus adroit joueur de toute la ville. Cette imprudence lui coûtera cher : il reperd tout ce qu’il avait gagné, et cinq mille roubles en plus. Pour un pauvre employé comme lui, cette somme est énorme ; néanmoins il n’hésite pas à donner une reconnaissance au marchand, quoiqu’il sache fort bien que celui-ci l’a trompé. À partir de ce moment, Lebedof consacre les deux tiers de ses appointemens à l’extinction de sa dette, et se soumet aux plus dures privations. Retiré dans une pauvre chaumière, au fond du faubourg, il vit comme un pauvre paysan, et ne reprend son premier genre de vie que lorsque son créancier est entièrement payé. Telle est la nature humaine en Russie. On dirait un sol vierge où tout favorise une rapide croissance, et si l’on y rencontre quelquefois des créations monstrueuses, d’odieux exemples de dépravation, la piété austère, le dévouement poussé jusqu’à l’héroïsme, comptent aussi de nombreux représentans. On dirait un arbre aux branches flétries, et dont les racines sont pleines de vigueur. On rencontre dans le cours du roman plusieurs personnages qui, comme Lebedof, l’honnête M. Godnef et son frère, cachent sous une rude enveloppe des qualités qui deviennent de plus en plus rares en Russie dans les classes supérieures, et l’auteur a bien fait de les mettre en évidence, car sans cela on pourrait désespérer de l’avenir du pays.

À Pétersbourg, c’est un monde différent et avec moins d’originalité. Un égoïste viveur, Belavine, qui grossit le nombre des courtisans de la comédienne Nastineka et finit par lui préférer une grossière esclave, tel est l’un des types de cette fausse civilisation qui semble en Russie d’origine étrangère, et que l’auteur combat avec vivacité. Depuis le règne de l’empereur Nicolas, une sorte de réaction s’est manifestée dans la littérature russe à l’égard des étrangers de toute classe qui habitent le pays. C’est Gogol qui a donné le signal de cette réaction, et il a été suivi par la foule des romanciers. M. Tourguenef lui-même n’a point résisté à cette tendance nationale ; ses Récits d’un Chasseur nous représentent un Français placé dans une situation pitoyable, et il semble se complaire dans cette peinture. Cette fâcheuse tendance, encouragée par le parti slave, se développe de jour en jour. Les hommes qui, par leurs habitudes et leurs sentimens, appartiennent à la civilisation occidentale, semblent même s’en rapprocher, et M. Hertzen à son tour prêche en quelque sorte, dans ses derniers écrits, une croisade contre l’influence étrangère.