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la vieille et la nouvelle Russie. Dans la première partie, c’est la petite ville qu’il retrace avec ses ridicules traditionnels, mais aussi avec ses mœurs simples et patriarcales. Dans la seconde, une autre société s’offre à nous, fiévreuse, hautaine, partagée entre un vague désir d’améliorations morales et une recherche ardente du bien-être matériel. C’est dans le tableau de la classe des propriétaires que M. Pisemski s’est surtout montré original. On avait peint avant lui les paysans, les bourgeois, les petits employés. Les types de seigneurs campagnards et de hauts fonctionnaires qu’on rencontre dans Mille Ames sont d’une vérité parfaite. De tels hommes pourraient jouer en Russie un rôle considérable : ils sont placés entre la haute noblesse des villes et le peuple ; ils pourraient initier la classe inférieure aux principes et aux formes de la civilisation occidentale. Malheureusement la plupart ne sont guère propres à remplir cette tâche. Quel triste et pourtant quel fidèle portrait que celui du prince Raminsky, de ce grand seigneur instruit, élégant, affable, mais dénué de tout sentiment moral ! Si la fortune eût continué à le favoriser, il aurait réussi à dissimuler les faiblesses dont il se rend coupable ; mais aux premiers revers qui l’éprouvent, il laisse voir la profonde corruption que cachent ces apparences séduisantes. Au reste, il ne faudrait pas le juger avec trop de sévérité : l’éducation que reçoivent en Russie les gens du monde et l’impunité dont ils jouissent sont après tout des titres à l’indulgence. Les femmes que l’auteur fait figurer à côté du prince Raminsky doivent être appréciées au même point de vue ; aucun frein, pas même celui de l’opinion publique, ne les retient au milieu des séductions et des épreuves de la vie. L’état social même de la Russie est pour beaucoup dans les erreurs qu’elles commettent.

Les personnages du roman de Mille Ames peuvent se partager en deux groupes correspondant aux deux parties du roman : il y a d’une part les habitans de la petite ville, de l’autre ceux de Pétersbourg. Parmi les premiers, il en est sur lesquels l’analyse du récit ne permettait point d’insister, et qui méritent quelque attention. Il faut citer d’abord le vieux gardien du collège, Terka, personnification heureuse de l’opiniâtreté brutale de l’homme du peuple qui arrive à exercer une sorte d’autorité. Rien ne saurait le faire agir contre son gré : un seul argument, le bâton, pourrait peut-être en venir à bout ; mais son maître, M. Godnef, est trop bon chrétien pour y avoir recours. On retrouve le même don de grossière persévérance chez un autre personnage du collège, le professeur de mathématiques Lebedof ; seulement cette opiniâtreté lui sert à des fins qui en font presque une vertu. Dans les premiers temps de son séjour à X., le professeur ne se bornait pas à faire la guerre aux ours du pays ; dans ses momens de loisir, il a eu le bonheur de gagner une petite somme