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délire. De beaucoup plus âgé quelle, il l’avait aimée d’abord comme sa fille, la berçant et la soignant avec tendresse, puis comme sa sœur, et il était redevenu enfant pour jouer avec elle. Plus tard, il l’avait chérie comme une amie, car elle seule était douce et bonne pour lui ; enfin l’amitié avait fait place à l’amour, et dès lors à toutes les tortures de la jalousie. Une seule fois le nanet s’était senti heureux : c’était lorsqu’il avait vu Cigalou partir pour l’Orient. Le pauvre être disgracié ne se faisait pourtant aucune illusion sur lui-même : il savait bien que la jeune fille le regarderait toujours comme une espèce de monstre et que si elle lui témoignait de l’affection, ce n’était que par charité ; mais il voulait l’aimer comme un serviteur pourrait aimer la reine la plus fière. Il se résignait à n’être compté pour rien en ce monde, pourvu que la Cabride lui adressât parfois un sourire et une parole compatissante. Près d’elle, il se sentait heureux, et de véritables hallucinations l’enlevaient aux misères terrestres. Couché à sa place habituelle près du gouvernail, les yeux tournés vers la mer ou vers le ciel, il semblait suivre du regard de fantastiques images se déroulant sous l’azur. Oubliant ainsi sa triste destinée, il se croyait transporté dans une patrie céleste. Jeune et beau, il était aimé de la Cabride, et les liens du mariage les enchaînaient l’un à l’autre ! Depuis dix ans, la même chimère inondait chaque jour son cœur de la même joie. De ce qui se passait alors autour de lui, il ne voyait qu’une chose, c’était la Cabride allant, venant sur le pont et se penchant vers lui pour chercher quelque cordage ou quelque canastel (corbeille). La figure jeune et gaie de la gitana, se détachant seule du cadre qui l’entourait, ajoutait à ses rêves une illusion nouvelle. Quel était donc ce mirage qui le conduisait dans un autre monde et lui donnait la double faculté de s’isoler de la vie réelle sans cesser de voir l’objet aimé ? Dormait-il les yeux ouverts ou était-il éveillé ? Il l’ignorait lui-même ; l’étrange somnolence qui le berçait si délicieusement était un don mystérieux envoyé par la Providence à cette pauvre créature déshéritée.


IV

La Cabride et la Frigoulette se retrouvèrent souvent sur le môle pour parler ensemble de Brunel et de Cigalou ; mais bientôt les jours, devenus plus courts, rendirent difficiles les courses de la garrigaire à Cette. Vers la fin de l’automne, la jeune fille dut même y renoncer, afin de ne pas sacrifier son travail. Un matin, bien qu’à regret, elle dit donc adieu à la gitana, et désormais elle ne quitta plus la garrigue.

Un jour d’hiver, la Frigoulette, un peu rêveuse, s’était assise sous