Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 25.djvu/415

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

enfin où il y a du soleil. On les voit, vivant de peu, roulés dans leurs nippes bariolées. Bien que très misérables, ils ne sont jamais repoussans, car ils appartiennent à ces types libres, fiers et indépendans, qui, en refusant de recevoir le sceau de la civilisation, semblent avoir gardé le secret de la beauté primitive. La Cabride aimait un pêcheur de sa tribu, nommé Cigalou (de cigale) à cause de sa bruyante gaieté. Requis par l’inscription maritime, le jeune homme avait dû partir comme matelot pour la Crimée, et depuis ce moment la Cabride allait tous les jours sur le môle, regardant si le vaisseau de son fiancé n’apparaissait pas à l’horizon.

La gitana et la garrigaire, tout en causant, arrivèrent devant une vieille tartane amarrée dans un angle du port : c’était la demeure de la Cabride. Accroupi sur les lambeaux d’un filet, le timonier, qu’on appelait le nanet (nain), épluchait des bijues[1] pour le souper. C’était une espèce de gnome, brun comme un mulâtre, les cheveux crépus, les yeux enfoncés, le visage ridé, et le corps si grêle qu’on l’eût pris pour un enfant de huit ans, quoiqu’il eût dépassé la trentaine. Le nanet restait presque toujours accroupi. Ses membres fluets et tortus s’enchevêtraient si bien les uns dans les autres qu’il ressemblait à un nain mal conformé et non à un homme de taille ordinaire ; c’est là ce qui lui avait valu son surnom, bien qu’il fût plutôt grand que petit. Lorsqu’il se redressait, ce qui était fort rare, il ressemblait à un géant décharné. Gitano de terre, le nanet était de lui-même passé à l’état de gitano maritime. Le pauvre timonier était né sur les bords du Tanaro, en Piémont, dans le village de Sparvara. Sa mère, le seul être qu’il aimât au monde avant d’avoir connu la Cabride, lui avait été enlevée de bonne heure. Il avait aussitôt quitté son village pour se soustraire aux mauvais traitemens d’une marâtre, et, arrivé à Gênes, il n’avait pas eu de peine à se placer sur une barque de gitanos maritimes, où il avait augmenté le nombre de ces mousses rachitiques qui grouillent sur les ponts des tartanes ou grimacent en haut de leurs mâts. Cependant le nanet devint peu à peu un des timoniers les plus habiles de la tribu maritime où il était entré. L’intelligence n’était point exclue de cette âme refoulée dans un triste corps : seulement, concentrée sur un point, elle semblait s’y être développée au préjudice des autres facultés. En dehors de la manœuvre du gouvernail, il paraissait un pauvre idiot.

De même que son esprit n’avait pu se plier qu’à une seule aptitude, de même son cœur n’avait su comprendre qu’une seule affection. Il n’aimait que la Cabride, mais il l’aimait avec passion, avec

  1. Mollusques de peu de valeur.