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mille formes que contemplait avidement la Frigoulette, pas un seul n’appareilla pour la Crimée ! La jeune garrigaire apprit un jour que le régiment de son fiancé s’était depuis un mois embarque à Marseille, et que de temps à autre quelques soldats malades ou blessés revenaient déjà de l’Orient. — Ce n’est plus son départ, c’est le retour de Brunélou que j’attendrai, dit-elle. — Et, au lieu de s’informer des navires en partance, l’orpheline se tint désormais au courant de ceux qui arrivaient dans le port.

Un dimanche soir, la mer mugissait avec force ; ses vagues écumeuses entouraient la jetée comme de blanches flammes et s’engouffraient dans les anfractuosités des roches. La Frigoulette s’était assise sur un banc à l’extrémité du môle. Plongée dans une morne contemplation, elle n’avait pas remarqué une autre jeune fille, à peu près de son âge, brune, élancée, vêtue d’une jupe écourtée et aux vives couleurs, qui se tenait debout à quelques pas, observant de même l’horizon avec anxiété. Le jour tombait, la plate-forme était déserte, et la Frigoulette se levait pour retourner à Saint-Félix, quand l’inconnue, qui venait de la considérer avec quelque attention, lui prit la main. — Le vôtre est sans doute aussi en Orient ? lui dit-elle d’un accent triste et doux. — La Frigoulette ne répondit qu’en serrant la main qu’on lui tendait. Les deux jeunes filles, dont les cœurs s’étaient compris, descendirent ensemble vers le faubourg en échangeant de mutuelles confidences. Elles avaient traversé dès l’enfance à peu près les mêmes épreuves. Il se forma bien vite entre elles une de ces amitiés spontanées, qui sont souvent les plus durables et les meilleures.

La nouvelle amie de la Frigoulette s’appelait la Cabride (de cabra, chèvre). Elle avait en effet toute la légèreté et la maigreur de ce gracieux animal. Ses traits allongés et purs n’étaient pas dépourvus de charme ; sa taille souple conservait de l’élégance sous les haillons qui n’en dissimulaient qu’imparfaitement la finesse. Son pied mignon effleurait à peine la terre ; le regard de ses grands yeux noirs était un peu fixe, et sa bouche bien dessinée aimait à rire. C’était une beauté sévère animée par un caractère enjoué, et l’union de ce galbe aux lignes antiques avec une humeur insouciante et joyeuse offrait un singulier mélange. La Cabride appartenait à une de ces familles de pêcheurs nomades, de ces gitanos maritimes qui errent dans les mers du midi de l’Europe, comme leurs frères errent sur la terre. Cette tribu, qui a ses mœurs et ses croyances, a aussi son idiome particulier : c’est la langue franque, composée d’italien, d’espagnol, de grec et de languedocien. Les gitanos maritimes, qui ne possèdent jamais d’autre asile qu’une pauvre barque, se rencontrent dans l’Adriatique, dans l’Archipel, dans la Méditerranée, partout