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tuilières[1] qui se trouvent au bas de la colline de Saint-Félix ; elle gagna là quelques bonnes journées en mettant à profit les dernières forces du vieil âne de l’estarloga.

Une grande nouvelle vint bientôt fournir un aliment aux conversations des garrigaires : la guerre de Crimée venait d’éclater. Pitance descendait tous les soirs à Gigean pour entendre lire à la société du village le Messager du Midi. Chaque soir aussi, la Frigoulette le questionnait avec anxiété. Un jour Pitance et la Frigoulette apprirent, par une lette de Brunélou, que son régiment était parti pour l’Orient. Le garrigaire, ne sachant ni lire ni écrire, avait pris pour secrétaire un de ses camarades. Le sergent se mit à chanter d’une voix cassée un vieux refrain de combat pendant que la Frigoulette pleurait en silence. Bientôt la jeune fille parut se relever sous le poids de la douleur. — Qui sait ? se disait-elle. Le régiment de Brunélou peut s’embarquer à Cette !…

À partir de ce jour, mue par une secrète espérance, elle alla chaque matin s’informer à Cette si aucun navire n’appareillait pour l’Orient. En marchant d’un bon pas, la Frigoulette ne mettait guère plus d’une heure pour se rendre de Saint-Félix au pont de la Peyrade, qui, jeté sur l’étang de Thau, fait à la ville de Cette une imposante entrée ; mais il lui fallait traverser toute la ville pour arriver au port, et afin d’être de retour de bonne heure aux garrigues, la pauvre enfant descendait la colline aux premières lueurs de l’aube. Elle s’asseyait souvent de longues heures le dimanche sur un des bancs de pierre froide qui entourent la plate-forme du môle Saint-Louis ; elle examinait de là tous les vaisseaux en partance. — Ce sera peut-être un de ces bâtimens qui emportera Brunélou, pensait-elle.

Un port de mer est une espèce de Babel où les navires rappellent par leurs physionomies et leurs allures spéciales le pays auquel ils appartiennent. On voit à Cette des galiotes à la coque luisante, à la proue d’acajou, qui font penser aux bourgmestres flegmatiques et pansus, aux fraîches ménagères de la Hollande. Des steamers américains, effilés et blancs comme des mouettes, s’y rencontrent avec des tartanes espagnoles où des matelots roulés dans leurs pittoresques guenilles étalent leur indolence. De légers cutters anglais se croisent avec d’orgueilleux paquebots de Marseille, couronnés d’un blanc panache de vapeur. La Grèce est représentée par une vieille felouque à laquelle de nombreuses avaries prêtent je ne sais quel poétique charme, la Finlande par un sloop si étroit et si long qu’on dirait une immense pirogue. Hélas ! de tous ces navires aux

  1. On appelle ainsi les carrières de terre glaise, fort recherchées dans un pays où les maisons sont toutes couvertes de tuiles et pavées de briques.