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suspendues au bras de leur fiancé, et les mères prudentes y font sentinelle, afin d’empêcher fille ou garçon de franchir cette limite.

Fidèle à l’usage qui exige que tout couple amoureux soit sous la surveillance d’un mentor, Pitance accompagnait la Frigoulette jusqu’à l’arceau, et tandis que le bonnet rose de l’orpheline s’agitait sur la route de Juffet, le profil du vieux soldat se dessinait immobile sur un des gradins de la porte du village. Libres et passionnés, les garrigaires, qui sembleraient entraînés par leur genre de vie à une certaine légèreté de mœurs, sont au contraire pleins de retenue. Par un scrupule dont il est facile de saisir toute la délicatesse, il n’y a point d’amour sur les landes incultes des garrigues, il n’y a que le travail. Les fringaires ne se voient que sur le chemin de Juffet. La Frigoulette et Brunélou, qui se trouvaient si souvent seuls sur la colline, se sentaient aussi émus sur la route de Montbazin que s’il se fût agi d’une première entrevue. Tantôt ils couraient, et, cachés dans la poussière qu’ils soulevaient autour d’eux, ils se penchaient l’un vers l’autre pour se dire à demi-voix qu’ils s’aimeraient toujours. D’autres fois ils essayaient d’échapper à une chaîne de fillettes malicieuses, et demandaient au grand noyer de Juffet de les abriter sous ses rameaux tutélaires. Ils reprenaient leur course au moindre bruit de pas ; mais quels francs éclats de rire, lorsque les nouveaux arrivans étaient des fringaires poursuivis comme eux ! Le noyer était large et discret ; tous ensemble s’y reposaient, tous y parlaient d’amour.

Un an s’était à peine écoulé, et grâce à sa vie laborieuse, comme aussi à la tirelire de l’estarloga, la Frigoulette possédait la chaîne d’or, le clavier d’argent et la pièce de toile qui forment, le trousseau et la dot des garrigaires. De son côté, Brunélou avait acheté un terrain au bas de la colline pour y faire construire la maisonnette de ses noces. On s’était entendu avec le maçon ; la petite demeure, bâtie au printemps, devait être payée aux vendanges. Cependant les jeunes gens étaient préoccupés ; ils n’allaient plus à la danse ; la Frigoulette ne quittait pas ses habits de toile, et au lieu de se promener sur le chemin de Montbazin, les deux amoureux restaient à Saint-Félix pour causer de longues heures avec Pitance. Le vieillard semblait au contraire plus joyeux qu’à l’ordinaire, et sa gaieté formait un assez singulier contraste avec la mélancolie des jeunes fiancés. Brunélou venait d’accomplir sa vingt et unième année ; le moment de la conscription approchait, et pendant que les deux garrigaires se demandaient en tremblant si leur bonheur n’allait pas tout d’un coup s’anéantir, l’ancien sergent se sentait heureux à l’idée d’avoir bientôt comme un successeur à l’armée.

Le jour du tirage au sort étant arrivé, la Frigoulette n’eut pas le