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tracé d’avance. Sans doute il y a de l’harmonie dans la nature : sans cela elle n’existerait pas ; mais, si l’on tient compte de l’infinité des cas, qui assure l’existence à tout ce qui est possible, et de la flexibilité d’accommodation, qui fait que chaque être aspire à se mettre en équilibre avec les conditions extérieures, on cesse de trouver place dans le monde pour un choix à priori. Toutes les théories qui supposaient des lois intentionnelles dans la configuration des continens, dans les distances des planètes, etc., se sont trouvées en défaut. — Demander la Divinité à l’expérience, c’est donc s’abuser. L’explication mécanique de la constitution du monde, telle que l’ont conçue Descartes, Huyghens, Newton, Laplace, n’est pas complète dans ses détails ; mais elle est inébranlable dans son principe. M. Vacherot a eu raison de chercher, pour arriver à Dieu, une voie plus sûre.

Mais peut-on dire que l’abstraction soit ici plus efficace que l’expérience, et qu’elle suffise pour révéler à l’homme cette cause première, dont, à vrai dire, il cherche plutôt à découvrir la nature qu’à démontrer l’existence ? Descartes, le premier, tenta cette voie, et s’y montra au-dessous de son génie. Mathématicien sans pareil, physicien moins heureux, moraliste et psychologue de second ordre, Descarte, fut toujours un théologien fort incomplet. Égaré par ses habitudes géométriques et la nature un peu sèche de son esprit, ne voyant dans le corps que l’étendue (Berkeley et Malebranche, ses vrais disciples, furent conséquens en tirant de ses principes l’idéalisme absolu), il ne comprit jamais la vie ; l’histoire, la physiologie, la chimie, les grandes sciences de notre temps, n’existèrent point pour lui. Peut-être une vue incomplète de la nature humaine a-t-elle également porté M. Vacherot à cette théodicée toute spéculative. Ce qui révèle le vrai Dieu, c’est le sentiment moral. Si l’humanité n’était qu’intelligente, elle serait athée ; mais l’humanité, les grandes races surtout, ont trouvé en elles un instinct divin, dont la force, l’originalité, la richesse éclatent dans l’histoire avec une splendeur inouïe. Le devoir, le dévouement, le sacrifice, toutes choses dont l’histoire est pleine, sont inexplicables sans Dieu. Si l’on récuse ce grand témoignage de la nature, il faut être conséquent ; il faut avouer que tous les honnêtes gens ont été des dupes, il faut traiter de fous les martyrs de tous les siècles, il faut plaindre Jésus d’être mort à trente-trois ans ; qui sait en effet s’il ne s’est pas retranché trente ou quarante ans de vie heureuse sous les figuiers de la Galilée ? Mais soutenir cela, c’est contredire aussi formellement le témoignage de la nature humaine que quand on nie la véracité de la perception des sens. Dans les deux cas, la répugnance est égale, et l’esprit se trouve placé dans la même impossibilité de douter.