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avec leur imagination l’édifice des choses, et qui ne laisseront rien parmi les acquisitions définitives de l’esprit humain.

Le rôle de l’historien et du philologue est donc rigoureusement parallèle à celui du physicien, du naturaliste, du chimiste. L’union de la philologie et de la philosophie, de l’érudition et de la pensée, devrait être le caractère du travail intellectuel de notre époque. Le penseur suppose l’érudit, et, ne fût-ce qu’en vue de la sévère discipline de l’esprit, il faudrait faire peu de cas du philosophe qui n’aurait pas travaillé une fois dans sa vie à éclaircir quelque point spécial de la science. Sans doute les deux rôles peuvent se séparer, et un tel partage est même souvent désirable ; mais il faudrait au moins qu’un commerce intime s’établît entre ces fonctions diverses. Pour apprécier la valeur des sciences historiques, il ne faut pas se demander ce que vaut telle obscure dissertation, telle monographie, destinée, quand elle aura porté son fruit, à rester oubliée. Il faut prendre dans son ensemble la révolution opérée par la philologie, examiner ce que l’esprit humain était avant la culture philologique, ce qu’il est devenu depuis qu’il l’a subie, quels changemens la connaissance critique de l’antiquité a introduits dans la manière de voir des modernes. Or une histoire attentive de l’esprit humain depuis le XVe siècle démontrerait, ce me semble, que les plus importantes révolutions de la pensée moderne ont été amenées directement ou indirectement par des conquêtes philologiques. La renaissance et la réforme sont nées à la suite d’une révolution en philologie. Le XVIIIe siècle, quoique superficiel en érudition, arrive à ses résultats bien plus par la critique, l’histoire ou la science positive que par l’abstraction métaphysique. La critique universelle est le seul caractère qu’on puisse assigner à la pensée délicate, fuyante, insaisissable du XIXe : les railleurs de la critique ne savent faire eux-mêmes que de la critique ; leurs livres n’ont de valeur que par là. Saisir la physionomie des choses, voilà toute la philosophie, et celui-là en approcherait le plus qui pourrait mener parallèlement plusieurs existences, afin d’explorer tous les sentiers de la pensée. Ce qu’un seul individu ne peut faire, l’esprit humain le fera, car il ne meurt pas, et tous travaillent pour lui. Direz-vous que ceux qui auront contribué à cette œuvre, qui auront poli une des faces de ce diamant, enlevé une parcelle des scories qui en voilent l’éclat natif, ne sont que des pédans, des oisifs, des esprits lourds, qui, étrangers au monde des vivans, se réfugient dans celui des momies et dans les nécropoles ?

Ce qu’on appelle L’érudition n’est donc pas, comme on le croit souvent, une simple fantaisie : c’est une science sérieuse, ayant un but philosophique élevé ; c’est la science des produits de l’esprit humain. À